Le tour du mond quatre-vingts jours | Page 8

Jules Verne
contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans,
n'avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on jusqu'à
Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais,
certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait là...
Oui, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il partait, qu'il se
déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors !

A huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait
sa garde-robe et celle de son maître ; puis, l'esprit encore troublé, il
quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit
Mr. Fogg.
Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw's continental
railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes
les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de
Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles
bank-notes qui ont cours dans tous les pays.
« Vous n'avez rien oublié ? demanda-t-il.
-- Rien, monsieur.
-- Mon mackintosh et ma couverture ?
-- Les voici.
-- Bien, prenez ce sac. »
Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.
« Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000
F). »
Le sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt
mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut
fermée à double tour.
Une station de voitures se trouvait à l'extrémité de Saville-row. Phileas
Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea
rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des
embranchements du South-Eastern-railway.
A huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare.
Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.

En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds
nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une
plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de
Mr. Fogg et lui demanda l'aumône.
Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de gagner au
whist, et, les présentant à la mendiante :
« Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir
rencontrée ! »
Puis il passa.
Passepartout eut comme une sensation d'humidité autour de la prunelle.
Son maître avait fait un pas dans son coeur.
Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là,
Phileas Fogg donna à Passepartout l'ordre de prendre deux billets de
première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq
collègues du Reform-Club.
« Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un passeport
que j'emporte à cet effet vous permettront, au retour, de contrôler mon
itinéraire.
-- Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile.
Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman !
-- Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
-- Vous n'oubliez pas que vous devez être revenu ?... fit observer
Andrew Stuart.
-- Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre
1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs.
»
A huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place
dans le même compartiment. A huit heures quarante-cinq, un coup de

sifflet retentit, et le train se mit en marche.
La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté dans
son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait
machinalement contre lui le sac aux bank-notes.
Mais le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait
un véritable cri de désespoir !
« Qu'avez-vous ? demanda Mr. Fogg.
-- Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j'ai oublié...
-- Quoi ?
-- D'éteindre le bec de gaz de ma chambre !
-- Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre
compte ! »
V
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DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA
PLACE DE LONDRES
Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du
grand retentissement qu'allait provoquer son départ. La nouvelle du pari
se répandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable
émotion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette
émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux
au public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
Cette « question du tour du monde » fut commentée, discutée,
disséquée, avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût agi d'une
nouvelle affaire de l'Alabama. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg,
les autres -- et ils formèrent bientôt une majorité considérable -- se
prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement

qu'en théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps,
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