Le roman dun enfant | Page 9

Pierre Loti

Avec difficulté, mais en confiance cependant, il suivait les fantaisies de
mon crayon, que je prenais soin de lui expliquer à mesure. Et, de fait,
les explications devaient être nécessaires, car j'exécutais deux
compositions de sentiment que j'intitulais, l'une, le Canard heureux;
l'autre, le Canard malheureux.
La chambre où cela se passait avait dû être meublée vers 1805, quand
s'était mariée la pauvre très vieille grand'mère qui l'habitait encore et
qui, ce soir-là, assise dans son fauteuil de forme Directoire, chantait
toute seule sans prendre garde à nous.
C'est confusément que je m'en souviens de cette grand'mère, car sa
mort est survenue peu après ce jour. Et comme je ne rencontrerai même
plus guère son image vivante dans le cours de ces notes, je vais ouvrir
ici une parenthèse pour elle.

Il paraît que jadis, au milieu de toute sorte d'épreuves, elle avait été une
vaillante et admirable mère. Après des revers comme on en éprouvait
en ces temps-là, ayant perdu son mari tout jeune à la bataille de
Trafalgar, et ensuite son fils aîné au naufrage de la Méduse, elle s'était
mise résolument à travailler pour élever son second fils--mon
père--jusqu'au moment où, lui, avait pu en échange l'entourer de soins
et de bien-être. Vers ses quatre-vingts ans (qui n'étaient pas loin de
sonner quand je vins au monde) l'enfance sénile avait tout à coup
terrassé son intelligence; je ne l'ai donc guère connue qu'ainsi, les idées
perdues, l'âme absente. Elle s'arrêtait longuement devant certaine glace,
pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu'elle
appelait «ma bonne voisine», ou «mon cher voisin». Mais sa folie
consistait surtout à chanter avec une exaltation excessive, la
Marseillaise, la Parisienne, le Chant du Départ, tous les grands
hymnes de transition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionné la
France; cependant elle avait été très calme, à ces époques agitées, ne
s'occupant que de son intérieur et de son fils,--et on trouvait d'autant
plus singulier cet écho tardif des grandes tourmentes d'alors, éveillé au
fond de sa tête a l'heure où s'accomplissait pour elle le noir mystère de
la désorganisation finale. Je m'amusais beaucoup à l'écouter; souvent
j'en riais,--bien que sans moquerie irrévérencieuse,--et jamais, elle ne
me faisait peur, parce qu'elle était restée absolument jolie: des traits fins
et réguliers, le regard bien doux, de magnifiques cheveux à peine
blancs, et, aux joues, ces délicates couleurs de rose séchée que les
vieillards de sa génération avaient souvent le privilège de conserver. Je
ne sais quoi de modeste, de discret, de candidement honnête était dans
toute sa petite personne encore gracieuse, que je revois le plus souvent
enveloppée d'un châle de cachemire rouge et coiffée d'un bonnet de
l'ancien temps à grandes coques de ruban vert.
Sa chambre, où j'aimais venir jouer parce qu'il y avait de l'espace et
qu'il y faisait soleil toute l'année, était d'une simplicité de presbytère
campagnard: des meubles du Directoire en noyer ciré, le grand lit drapé
d'une épaisse cotonnade rouge; des murs peints à l'ocre jaune, auxquels
étaient accrochées, dans des cadres d'or terni, des aquarelles
représentant des vases et des bouquets. De très bonne heure, je me
rendais compte de tout ce que cette chambre avait d'humble et d'ancien

dans son arrangement; je me disais même que la bonne vieille aïeule
aux chansons devait être beaucoup moins riche que mon autre
grand'mère, plus jeune d'une vingtaine d'années et toujours vêtue de
noir, qui m'imposait bien davantage...
À présent, je reviens à mes deux compositions au crayon, les premières
assurément que j'aie jamais jetées sur le papier: ces deux canards,
occupant des situations sociales si différentes.
Pour le Canard heureux j'avais représenté, dans le fond du tableau, une
maisonnette et, près de l'animal lui-même, une grosse bonne femme qui
l'appelait pour lui donner à manger.
Le Canard malheureux, au contraire, nageait seul, abandonné sur une
sorte de mer brumeuse que figuraient deux ou trois traits parallèles, et,
dans le lointain, on apercevait les contours d'un morne rivage. Le
papier mince, feuillet arraché à quelque livre, était imprimé au revers,
et les lettres, les lignes transparaissaient en taches grisâtres qui
subitement produisirent à mes yeux l'impression des nuages du ciel;
alors ce petit dessin, plus informe qu'un barbouillage d'écolier sur un
mur de classe, se compléta étrangement de ces taches du fond, prit tout
à coup pour moi une effrayante profondeur; le crépuscule aidant, il
s'agrandit comme une vision, se creusa au loin comme les surfaces
pâles de la mer. J'étais épouvanté de mon oeuvre, y découvrant des
choses que je n'y avais certainement pas mises et qui d'ailleurs devaient
m'être à peine connues.--«Oh! disais-je avec exaltation, la voix toute
changée, à mon petit camarade qui ne comprenait pas du tout, oh!
vois-tu... je ne peux pas le regarder!» Je le cachais sous mes doigts,
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