Avec difficulté, mais en confiance cependant, il suivait les fantaisies de 
mon crayon, que je prenais soin de lui expliquer à mesure. Et, de fait, 
les explications devaient être nécessaires, car j'exécutais deux 
compositions de sentiment que j'intitulais, l'une, le Canard heureux; 
l'autre, le Canard malheureux. 
La chambre où cela se passait avait dû être meublée vers 1805, quand 
s'était mariée la pauvre très vieille grand'mère qui l'habitait encore et 
qui, ce soir-là, assise dans son fauteuil de forme Directoire, chantait 
toute seule sans prendre garde à nous. 
C'est confusément que je m'en souviens de cette grand'mère, car sa 
mort est survenue peu après ce jour. Et comme je ne rencontrerai même 
plus guère son image vivante dans le cours de ces notes, je vais ouvrir 
ici une parenthèse pour elle.
Il paraît que jadis, au milieu de toute sorte d'épreuves, elle avait été une 
vaillante et admirable mère. Après des revers comme on en éprouvait 
en ces temps-là, ayant perdu son mari tout jeune à la bataille de 
Trafalgar, et ensuite son fils aîné au naufrage de la Méduse, elle s'était 
mise résolument à travailler pour élever son second fils--mon 
père--jusqu'au moment où, lui, avait pu en échange l'entourer de soins 
et de bien-être. Vers ses quatre-vingts ans (qui n'étaient pas loin de 
sonner quand je vins au monde) l'enfance sénile avait tout à coup 
terrassé son intelligence; je ne l'ai donc guère connue qu'ainsi, les idées 
perdues, l'âme absente. Elle s'arrêtait longuement devant certaine glace, 
pour causer, sur le ton le plus aimable, avec son propre reflet qu'elle 
appelait «ma bonne voisine», ou «mon cher voisin». Mais sa folie 
consistait surtout à chanter avec une exaltation excessive, la 
Marseillaise, la Parisienne, le Chant du Départ, tous les grands 
hymnes de transition qui, au temps de sa jeunesse, avaient passionné la 
France; cependant elle avait été très calme, à ces époques agitées, ne 
s'occupant que de son intérieur et de son fils,--et on trouvait d'autant 
plus singulier cet écho tardif des grandes tourmentes d'alors, éveillé au 
fond de sa tête a l'heure où s'accomplissait pour elle le noir mystère de 
la désorganisation finale. Je m'amusais beaucoup à l'écouter; souvent 
j'en riais,--bien que sans moquerie irrévérencieuse,--et jamais, elle ne 
me faisait peur, parce qu'elle était restée absolument jolie: des traits fins 
et réguliers, le regard bien doux, de magnifiques cheveux à peine 
blancs, et, aux joues, ces délicates couleurs de rose séchée que les 
vieillards de sa génération avaient souvent le privilège de conserver. Je 
ne sais quoi de modeste, de discret, de candidement honnête était dans 
toute sa petite personne encore gracieuse, que je revois le plus souvent 
enveloppée d'un châle de cachemire rouge et coiffée d'un bonnet de 
l'ancien temps à grandes coques de ruban vert. 
Sa chambre, où j'aimais venir jouer parce qu'il y avait de l'espace et 
qu'il y faisait soleil toute l'année, était d'une simplicité de presbytère 
campagnard: des meubles du Directoire en noyer ciré, le grand lit drapé 
d'une épaisse cotonnade rouge; des murs peints à l'ocre jaune, auxquels 
étaient accrochées, dans des cadres d'or terni, des aquarelles 
représentant des vases et des bouquets. De très bonne heure, je me 
rendais compte de tout ce que cette chambre avait d'humble et d'ancien
dans son arrangement; je me disais même que la bonne vieille aïeule 
aux chansons devait être beaucoup moins riche que mon autre 
grand'mère, plus jeune d'une vingtaine d'années et toujours vêtue de 
noir, qui m'imposait bien davantage... 
À présent, je reviens à mes deux compositions au crayon, les premières 
assurément que j'aie jamais jetées sur le papier: ces deux canards, 
occupant des situations sociales si différentes. 
Pour le Canard heureux j'avais représenté, dans le fond du tableau, une 
maisonnette et, près de l'animal lui-même, une grosse bonne femme qui 
l'appelait pour lui donner à manger. 
Le Canard malheureux, au contraire, nageait seul, abandonné sur une 
sorte de mer brumeuse que figuraient deux ou trois traits parallèles, et, 
dans le lointain, on apercevait les contours d'un morne rivage. Le 
papier mince, feuillet arraché à quelque livre, était imprimé au revers, 
et les lettres, les lignes transparaissaient en taches grisâtres qui 
subitement produisirent à mes yeux l'impression des nuages du ciel; 
alors ce petit dessin, plus informe qu'un barbouillage d'écolier sur un 
mur de classe, se compléta étrangement de ces taches du fond, prit tout 
à coup pour moi une effrayante profondeur; le crépuscule aidant, il 
s'agrandit comme une vision, se creusa au loin comme les surfaces 
pâles de la mer. J'étais épouvanté de mon oeuvre, y découvrant des 
choses que je n'y avais certainement pas mises et qui d'ailleurs devaient 
m'être à peine connues.--«Oh! disais-je avec exaltation, la voix toute 
changée, à mon petit camarade qui ne comprenait pas du tout, oh! 
vois-tu... je ne peux pas le regarder!» Je le cachais sous mes doigts,    
    
		
	
	
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