Le parfum de la Dame en noir | Page 8

Gaston Leroux
six heures d'un interminable voyage et par un temps de chien. Le vent de mer nous gla?ait et balayait le quai désert. Nous ne rencontrames qu'un douanier enfermé dans sa capote et dans son capuchon et qui faisait les cent pas sur le pont du canal. Pas une voiture, naturellement. Quelques papillons de gaz, tremblotant dans leur cage de verre, reflétaient leur éclat falot dans de larges flaques de pluie où nous pataugions à l'envi, cependant que nous courbions le front sous la rafale. On entendait au loin le bruit que faisaient, en claquant sur les dalles sonores, les petits sabots de bois d'une Tréportaise attardée. Si nous ne tombames point dans le grand trou noir de l'avant-port, c'est que nous f?mes avertis du danger par la fra?cheur salée qui montait de l'ab?me et par la rumeur de la marée. Je maugréais derrière Rouletabille qui nous dirigeait assez difficilement dans cette obscurité humide. Cependant il devait conna?tre l'endroit, car nous arrivames tout de même, cahin-caha, odieusement giflés par l'embrun, à la porte de l'unique h?tel qui reste ouvert, pendant la mauvaise saison, sur la plage. Rouletabille demanda tout de suite à souper et du feu, car nous avions grand-faim et grand froid.
?Ah ?à! lui dis-je, daignerez-vous me faire savoir ce que nous sommes venus chercher dans ce pays, en dehors des rhumatismes qui nous guettent et de la pleurésie qui nous menace??
Car Rouletabille, dans le moment, toussait et ne parvenait point à se réchauffer.
?Oh! fit-il, je vais vous le dire. Nous sommes venus chercher le parfum de la Dame en noir!?
Cette phrase me donna si bien à réfléchir que je n'en dormis guère de la nuit. Dehors, le vent de mer hululait toujours, poussant sur la grève sa vaste plainte, puis s'engouffrant tout à coup dans les petites rues de la ville, comme dans des corridors. Je crus entendre remuer dans la chambre à c?té, qui était celle de mon ami: je me levai et poussai sa porte. Malgré le froid, malgré le vent, il avait ouvert sa fenêtre, et je le vis distinctement qui envoyait des baisers à l'ombre. Il embrassait la nuit!
Je refermai la porte et revins me coucher discrètement. Le lendemain matin, je fus réveillé par un Rouletabille épouvanté. Sa figure marquait une angoisse extrême et il me tendait un télégramme qui lui venait de Bourg et qui lui avait été, sur l'ordre qu'il en avait donné, réexpédié de Paris. Voici la dépêche: ?Venez immédiatement sans perdre une minute. Avons renoncé à notre voyage en Orient et allons rejoindre M. Stangerson à Menton, chez les Rance, aux Rochers Rouges. Que cette dépêche reste secrète entre nous. Il ne faut effrayer personne. Vous prétexterez auprès de nous congé, tout ce que vous voudrez, mais venez! Télégraphiez-moi poste restante à Menton. Vite, vite, je vous attends. Votre désespéré, DARZAC.?

III Le parfum.
?Eh bien, m'écriai-je, en sautant de mon lit. ?a ne m'étonne pas!...
-- Vous n'avez jamais cru à sa mort?? me demanda Rouletabille avec une émotion telle que je ne pouvais pas me l'expliquer, malgré l'horreur qui se dégageait de la situation, en admettant que nous dussions prendre à la lettre les termes du télégramme de M. Darzac.
?Pas trop, fis-je. Il avait tant besoin de passer pour mort qu'il a pu faire le sacrifice de quelques papiers, lors de la catastrophe de La Dordogne. Mais qu'avez-vous, mon ami?... vous paraissez d'une faiblesse extrême. êtes-vous malade?...?
Rouletabille s'était laissé choir sur une chaise. C'est d'une voix presque tremblante qu'il me confia à son tour qu'il n'avait cru réellement à sa mort qu'une fois la cérémonie du mariage terminée. Il ne pouvait entrer dans l'esprit du jeune homme que Larsan e?t laissé s'accomplir l'acte qui donnait Mathilde Stangerson à M. Darzac, s'il avait été encore vivant. Larsan n'avait qu'à se montrer pour empêcher le mariage; et, si dangereuse qu'e?t été, pour lui, cette manifestation, il n'e?t point hésité à se livrer, connaissant les sentiments religieux de la fille du professeur Stangerson, et sachant bien qu'elle n'e?t jamais consenti à lier son sort à un autre homme, du vivant de son premier mari, se trouvat-elle même délivrée de celui-ci par la loi humaine? En vain e?t-on invoqué auprès d'elle la nullité de ce premier mariage au regard des lois fran?aises, il n'en restait pas moins qu'un prêtre avait fait d'elle la femme d'un misérable, pour toujours!
Et Rouletabille, essuyant la sueur qui coulait de son front, ajoutait:
?Hélas! rappelez-vous, mon ami... aux yeux de Larsan "le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat"!?
Je mis ma main sur la main de Rouletabille. Il avait la fièvre. Je voulus le calmer, mais il ne m'entendait pas:
-- Et voilà qu'il aurait attendu après le mariage, quelques heures après le mariage, pour appara?tre, s'écria-t-il. Car, pour moi, comme pour vous, Sainclair, n'est-ce pas? la
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 122
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.