place. 
Quand c'était du vin blanc, on clarifiait la préparation avec des blancs 
d'oeufs battus. 
Mais parfois la punition retombait sur les coupables. 
De temps en temps, M. Sue donnait de grands et magnifiques dîners; au 
dessert, on buvait tantôt l'alicante de Mme de Morville, tantôt le tokai 
de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, tantôt le johannisberg de M. de 
Metternich, tantôt le liebfraumilch du roi de Prusse. 
Tout allait à merveille si l'on tombait sur une bouteille vierge; mais plus 
on allait en avant, plus les virginités fondaient aux mains des 
travailleurs. 
Il arriva que l'on tomba quelquefois, puis souvent, puis enfin presque 
toujours sur des bouteilles revues et corrigées par le comité de chimie. 
Alors il fallait avaler le breuvage. 
Le docteur Sue goûtait de son vin, faisait une légère grimace et disait: 
-- Il est bon, mais il demande à être bu. Et c'était une si grande vérité, et 
le vin demandait si bien à être bu, que, le lendemain, on recommençait 
à le boire. Tout cela devait finir par une catastrophe, et, en effet, tout 
cela finit ainsi. Un jour que l'on savait le docteur Sue à sa maison de 
campagne de Bouqueval, d'où l'on comptait bien qu'il ne reviendrait pas 
de la journée, on s'était, à force de séductions sur la cuisinière et les 
domestiques, fait servir dans le jardin un excellent dîner sur l'herbe. 
Tous les empailleurs, comité de chimie compris, étaient là, couchés sur 
le gazon, couronnés de roses, comme les convives de la vie inimitable 
de Cléopâtre, buvant à plein verre le tokai et le johannisberg, ou plutôt 
l'ayant bu, quand, tout à coup, la porte de la maison donnant sur le 
jardin s'ouvrit et le commandeur apparut. Le commandeur, c'était le 
docteur Sue. Chacun, à cette vue, s'enfuit et se cache. Rousseau seul, 
plus gris que les autres, ou plus brave dans le vin, remplit deux verres,
et, s'avançant vers le docteur: 
-- Ah! mon bon monsieur Sue, dit-il en lui présentant le moins plein des 
deux verres, voilà de fameux tokai! À la santé de l'empereur 
d'Autriche! 
On devine la colère dans laquelle entra le docteur, en retrouvant sur le 
gazon le cadavre d'une bouteille de tokai, les cadavres de deux 
bouteilles de johannisberg et de trois bouteilles d'alicante. On avait bu 
l'alicante à l'ordinaire. 
Les mots de vol, d'effraction, de procureur du roi, de police 
correctionnelle, grondèrent dans l'air comme gronde la foudre dans un 
nuage de tempête. 
La terreur des coupables fut profonde. 
Delattre connaissait un puits desséché aux environs de Clermont; il 
proposait de s'y réfugier. 
Huit jours après, Eugène Sue partait comme sous-aide pour faire la 
campagne d'Espagne de 1823. 
Il avait vingt ans accomplis. 
La ligne imperceptible qui sépare l'adolescent du jeune homme était 
franchie. C'est au jeune homme que nous allons avoir affaire. 
 
Le jeune homme. 
Eugène Sue fit la campagne, resta un an à Cadix, et ne revint à Paris 
que vers le milieu de 1824. 
Le feu du Trocadéro lui avait fait pousser les cheveux et les moustaches; 
il était parti imberbe, il revenait barbu et chevelu. 
Cette croissance capillaire, qui faisait d'Eugène Sue un très beau garçon,
flatta probablement l'amour-propre du docteur Sue, mais ne relâcha en 
rien les cordons de sa bourse. 
Ce fut alors que, par de Leuven et Desforges, je fis connaissance avec 
Eugène Sue. 
À cette époque, où ma vocation était déjà décidée, il n'avait, lui, aucune 
idée littéraire. 
Desforges, qui avait une petite fortune à lui, Ferdinand Langlé, que sa 
mère adorait, étaient les deux Crassus de la société. Quelquefois, 
comme faisait Crassus à César, ils prêtaient non pas vingt millions de 
sesterces, mais vingt, mais trente, mais quarante, et même jusqu'à cent 
francs aux plus nécessiteux. 
Outre sa bourse, Ferdinand Langlé mettait à la disposition de ceux des 
membres de la société qui n'étaient jamais sûrs ni d'un lit, ni d'un 
souper, sa chambre dans la maison de M. Sue, et l'en-cas que sa mère, 
pleine d'attentions pour lui, faisait préparer tous les soirs. 
Combien de fois cet en-cas fut-il la ressource suprême de quelque 
membre de la société qui avait mal dîné, ou même qui n'avait pas dîné 
du tout! 
Ferdinand Langlé, notre aîné, grand garçon de vingt-cinq à vingt- six 
ans, auteur d'une douzaine de vaudevilles, amant d'une actrice du 
Gymnase nommée Fleuriet, charmante fille que je revois comme un 
mirage de ma jeunesse, et qui mourut vers cette époque, empoisonnée, 
dit-on, par un empoisonneur célèbre; Ferdinand Langlé rentrait 
rarement chez lui. Mais, comme le domestique, complètement dans nos 
intérêts, affirmait à Mme Langlé que Ferdinand vivait avec la régularité 
d'une religieuse, la bonne mère avait le soin de faire mettre tous les 
soirs l'en-cas sur la table de nuit. 
Le domestique mettait donc l'en-cas sur la table de nuit, et la clef de la    
    
		
	
	
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