ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de 
race blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles. 
--Calla la voca (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux 
d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises. 
--Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les 
autres. 
--Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et 
que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter? 
--Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi, 
Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride. 
--Chillito! 
--Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de 
mal? 
--Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur, 
au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le 
plus possible. 
--Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria 
Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde! 
--En attendant, buvons, dit le Pavito. 
--Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan 
Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin? 
--Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama 
Mato en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta 
langue, chien maudit?
Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers: 
--Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à 
me remuer le sang. 
--Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans 
s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu 
es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle. 
Tais-toi, entends-te, ou va dormir. 
--Sangre de Cristo! hurla Chillito, en plantant vigoureusement son 
couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison. 
--Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te 
donner une navajeda sur ta vilaine frimousse. 
--Vilaine frimousse! as-tu dit? 
Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les 
autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre. 
--La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le 
pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous 
chamailler, la rue est libre. 
--Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme. 
--Volontiers. 
Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue. 
Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses 
poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille. 
Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient salués 
avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche leur 
poncho en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs 
couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un 
sang-froid remarquable.
Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire 
au visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une 
trahison indigne d'un vrai caballero. 
Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le 
corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner 
les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la 
cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible 
et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre 
avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la 
vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva une 
seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui 
découdre la peau du visage dans toute sa longueur. 
--Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché! 
Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, rengainèrent 
leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une sorte de 
courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras dessus bras 
dessous dans la pulperia. 
Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont 
complètement inconnues en Europe. 
Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé 
leurs habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs 
infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source 
féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux 
de l'avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils 
dédaignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. 
Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour 
aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de 
coeur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui son 
implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente 
amitié, de dévouement et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère 
offre un mélange bizarre de bien et    
    
		
	
	
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