Le din dEpicure | Page 9

Anatole France
savons aujourd'hui qu'elle n'est qu'une goutte figée
du soleil. Nous savons quels gaz brûlent à la surface des plus lointaines
étoiles. Nous savons que l'univers, dans lequel nous sommes une
poussière errante, enfante et dévore dans un perpétuel travail; nous
savons qu'il naît sans cesse et qu'il meurt des astres. Mais en quoi notre
morale a-t-elle été changée par de si prodigieuses découvertes? Les
mères en ont-elles mieux ou moins bien aimé leurs petits enfants? En
sentons-nous plus ou moins la beauté des femmes? Le coeur en bat-il
autrement dans la poitrine des héros? Non! non! que la terre soit grande
ou petite, il n'importe à l'homme. Elle est assez grande pourvu qu'on y
souffre, pourvu qu'on y aime. La souffrance et l'amour, voilà les deux
sources jumelles de son inépuisable beauté. La souffrance! quelle
divine méconnue! Nous lui devons tout ce qu'il y a de bon en nous, tout
ce qui donne du prix à la vie; nous lui devons la pitié, nous lui devons
le courage, nous lui devons toutes les vertus. La terre n'est qu'un grain
de sable dans le désert infini des mondes. Mais, si l'on ne souffre que
sur la terre, elle est plus grande que tout le reste du monde. Que dis-je?
elle est tout, et le reste n'est rien. Car, ailleurs, il n'y a ni vertu ni génie.
Qu'est-ce que le génie, sinon l'art de charmer la souffrance? C'est sur le

sentiment seul que la morale repose naturellement. De très grands
esprits ont nourri, je le sais, d'autres espérances. Renan s'abandonnait
volontiers en souriant au rêve d'une morale scientifique. Il avait dans la
science une confiance à peu près illimitée. Il croyait qu'elle changerait
le monde, parce qu'elle perce les montagnes. Je ne crois pas, comme lui,
qu'elle puisse nous diviniser. A vrai dire, je n'en ai guère l'envie. Je ne
sens pas en moi l'étoffe d'un dieu, si petit qu'il soit. Ma faiblesse m'est
chère. Je tiens à mon imperfection comme à ma raison d'être.

* * *
Il y a une petite toile de Jean Béraud qui m'intéresse étrangement. C'est
la salle Graffard; une réunion publique o l'on voit fumer les cerveaux
avec les pipes et les lampes. La scène sans doute tourne au comique.
Mais combien ce comique est profond et vrai! Combien il est
mélancolique! Il y a dans cet étonnant tableau une figure qui me fait
mieux comprendre à elle seule l'ouvrier socialiste que vingt volumes
d'histoire et de doctrine, celle de ce petit homme chauve, tout en crâne,
sans épaules, qui siège au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d'art
sans doute, et un homme à idées, maladif et sans instincts, l'ascète du
prolétariat, le saint de l'atelier, chaste et fanatique comme les saints de
l'Église, aux premiers âges. Certes, celui-là est un apôtre et on sent à le
voir qu'une religion nouvelle est née dans le peuple.

* * *
Un géologue anglais, de l'esprit le plus riche et le plus ouvert, sir
Charles Lyell, a établi, il y a quarante ans environ, ce qu'on nomme la
théorie des causes actuelles. Il a démontré que les changements
survenus dans le cours des âges sur la face de la terre n'étaient pas dus,
comme on le croyait, à des cataclysmes soudains, qu'ils étaient l'effet
de causes insensibles et lentes qui ne cessent point d'agir encore
aujourd'hui. À le suivre, on voit que ces grands changements, dont les
vestiges étonnent, ne semblent si terribles que par le raccourci des âges
et qu'en réalité ils s'accomplirent très doucement. C'est sans fureur que

les mers changèrent de lit et que les glaciers descendirent dans les
plaines, couvertes autrefois de fougères arborescentes.
Des transformations semblables s'accomplissent sous nos yeux, sans
que nous puissions même nous en apercevoir. Là, enfin, o Cuvier
voyait d'épouvantables bouleversements, Charles Lyell nous montre la
lenteur clémente des forces naturelles. On sent combien cette théorie
des causes actuelles serait bienfaisante si on pouvait la transporter du
monde physique au monde moral et en tirer des règles de conduite.
L'esprit conservateur et l'esprit révolutionnaire, y trouveraient un
terrain de conciliation.
Persuadé qu'ils restent insensibles quand ils s'opèrent d'une manière
continue, le conservateur ne s'opposerait plus aux changements
nécessaires, de peur d'accumuler des forces destructives à l'endroit
même où il aurait placé l'obstacle. Et le révolutionnaire, de son côté,
renoncerait à solliciter imprudemment des énergies qu'il saurait être
toujours actives. Plus j'y songe et plus je me persuade que, si la théorie
morale des causes actuelles pénétrait dans la conscience de l'humanité,
elle transformerait tous les peuples de la terre en une république de
sages. La seule difficulté est de l'y introduire, et il faut convenir qu'elle
est grande.

* * *
Je viens de lire un livre dans lequel un poète philosophe nous montre
des hommes exempts
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