Et il demeura pensif 
tandis que les petites bulles blondes agglomérées à la surface du liquide, 
se séparant, changeaient de groupe, et fuyaient vers les bords. 
A quoi on connut qu'il avait fini. 
--Je demande la parole, dit M. Bernereau. 
--C'est convenu. 
--Messieurs, je vous prie de m'excuser si je manifeste un si grand désir 
de ne pas laisser se refroidir l'intérêt de l'aventure Briçonnet, mais 
celle-ci est pour ma propre histoire un excitant tout particulier; c'est elle 
d'abord qui me l'a fait choisir entre tant d'autres, et j'oserais presque
dire qu'elle lui sert de préambule... 
Il alluma son cigare, en tira quelques bouffées, et parla. 
II 
--Messieurs, la difficulté que j'éprouve en commençant, est de me 
conformer à la règle qui veut que nous donnions à nos personnages des 
noms supposés. Je ne suis pas un romancier; je n'ai aucune imagination. 
J'aimerais, je l'avoue, conserver a mon héroïne ce nom de «madame des 
Gaudrées» auquel nous sommes déjà accoutumés. 
--C'est impossible! s'écria Briçonnet, c'est inconvenant à l'égard de mes 
propres souvenirs. Eh! sais-je de quel opprobre vous allez charger vos 
personnages? En outre, c'est tendancieux, car par là vous favorisez 
votre thèse de l'identité entre ma brune et votre blonde! 
--Soit, dit Bernereau. Dire qu'il va me falloir baptiser tout mon monde! 
J'ai envie d'appeler ces gens-là Un, Deux, Trois, etc. 
--Non, non! cela est disgracieux, cela ne parle pas à l'esprit. 
--Je donnerai donc à ma Dulcinée le nom d'un hameau où j'ai pris hier 
un bol de lait et qui s'appelle les Noullis. 
--Va pour madame des Noullis! 
--Vous savez, messieurs, que je me suis, comme le vicomte 
d'Espluchard, beaucoup occupé d'automobile, surtout dans les débuts de 
ce sport. Mon histoire se place un peu plus tard que celle de Briçonnet. 
Pour moi «le siècle avait deux ans». C'était après ce qu'on nomme en 
termes d'automobilisme «l'année de Berlin», à savoir lors du grand 
«Circuit de Vienne», un fameux tournoi international où notre industrie 
tenait le premier rang. Je suivais avec un vif intérêt les épreuves. Nous 
étions, sur le chemin de feu l'Autriche-Hongrie, un certain nombre de 
Français. Pendant la toute première partie du voyage vertigineux, 
j'avais fait la connaissance d'une jeune femme tout à fait selon mon 
goût, une «sportive» que nulle difficulté du raid n'avait privée de son
heureuse humeur. Je n'ai pas rencontré depuis lors une femme animée à 
ce degré de l'ivresse du mouvement. Elle ne conduisait pas elle-même, 
il est vrai, car cela n'était guère encore d'usage chez les dames, mais il 
lui suffisait d'être en voiture pour se déclarer satisfaite. Jolie? Ah! 
messieurs, à tel point que, jusque sous les horribles lunettes, elle vous 
eût séduits, dès le premier abord. 
--Grande? fit M. Briçonnet. 
--Briçonnet, vous nous avez caché la taille de madame des Gaudrées; je 
réserve celle de madame des Noullis. Vous savez déjà que cette femme 
séduisante était blonde; elle était blonde comme les blés. D'instinct, 
j'avais été attiré vers elle, et cela, dès le premier relais. Je la perdis au 
second, mais le troisième jour, durant la traversée de la Suisse, je 
reconnus ses cheveux d'or sur le bord de la route. La voiture qui la 
portait était en panne. Les pannes, fréquentes à cette époque, étaient 
l'occasion de maints épisodes romanesques. Je stoppai, et offris mes 
services. Par hasard, ils ne se trouvaient pas superflus. On travailla 
donc; on causa; puis, comme on se lavait les mains dans l'eau glacée 
d'un torrent, on se présenta. 
»Madame des Noullis avait pour mari un homme ni grand ni petit, ni 
bien ni mal. Je regrette de ne vous point offrir un mari aussi affreux que 
celui qui exaspéra Briçonnet... Les Noullis étaient accompagnés d'un 
autre couple, celui-là composé d'un homme évidemment beaucoup 
mieux que M. des Noullis, et d'une personne nettement disgracieuse, à 
figure de chèvre; et c'est à cause de ce détail que je les appellerai, si 
vous n'y voyez pas d'inconvénients, monsieur et madame de la Biquerie. 
Je leur octroie la particule pour ne pas demeurer en reste sur le 
précédent narrateur. 
»Je ne m'occupai pas beaucoup de toute cette Biquerie, mais je fis 
aussitôt la cour à madame des Noullis qui, sur ma foi, ne fut pas 
décourageante. 
»Une fois remis en marche, nous ne nous perdîmes presque pas de vue. 
Je voyageais seul avec un mécanicien qui put, à plusieurs reprises, 
donner un coup de main à mes nouveaux amis, ces messieurs n'étant
point secondés. Des Noullis était maladroit et paresseux; la Biquerie, 
lui, très rompu à toutes les exigences de l'automobile, mais ayant oublié 
quelques outils indispensables, lors de sa première étape, à Dijon. Ma 
grande surprise fut, à un relais, de trouver madame des Noullis les 
mains à la pâte, si l'on peut s'exprimer ainsi en parlant d'une femme qui 
a retroussé ses manches sur    
    
		
	
	
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