la jeune madame des Gaudrées était 
brune? 
--Je le jure, et je vois que cela vous chiffonne. Toutefois, je m'en vais 
vous conter une alerte qui va vous remplir de joie. Attention!... Une 
nuit, messieurs, une nuit d'été splendide... 
--Oh! oh! ah! ah!... firent les deux auditeurs. 
--Une nuit d'été splendide, chacun étant remonté en ses appartements, 
je ne pouvais me résigner à me coucher, tant le parc était beau sous la 
lune, et tant l'odeur des fleurs du parterre--qui ne rappelait, à cette 
heure, je ne sais pourquoi, ni les buis ni les oeillets d'Inde--me montait 
au cerveau et soulevait la tempête en mes sens. Lire? impossible. Rêver 
ne fut jamais mon fait. Nous avions entendu de la musique toute la 
soirée, et, par extraordinaire, Hélène des Gaudrées était demeurée, au 
salon afin d'écouter le concerto de Beethoven que le vicomte et la 
belle-soeur avaient spécialement répété. Et, au cours de cette audition, 
j'avais regardé l'admirable Hélène allongée... Enfin j'étais à ma fenêtre 
ouverte. Le silence était parfait, c'est-à-dire rompu par les bruits légers 
sans lesquels il n'a guère de goût. J'entendis un poisson déchirer la 
plane surface du cours d'eau très lent. Puis, tout s'assoupit. Beauté, 
béatitude... Un rossignol chanta dans les grands ormes. De nouveau, le 
silence. Un rossignol répondit, plus lointain. Le vol de velours d'un 
oiseau de nuit amollit l'air immobile. Une bouffée de parfums s'éleva 
jusqu'à mes narines: résédas ou bien héliotropes... C'en était trop: je fis 
le geste d'enjamber l'appui de ma fenêtre. Elle ouvrait à un mètre du sol. 
J'allais m'élancer dans cette nuit enchanteresse. Je suspendis soudain 
mon mouvement; et voici pourquoi. J'avais vu une chose remuer. Une 
forme plus claire que la nuit avait bougé là-bas et elle semblait courir 
vers l'extrémité de la pelouse, au delà du ruisseau. Mon dos se hérissa. 
Je réfléchis. «Suis-je dupe, me dis-je, des apparences, ou bien le jouet
des charmes de la nuit? Voyons: ce que j'ai aperçu a trop de sveltesse 
pour être d'une fille de chambre ou de campagne...» Je n'y pus tenir: me 
voilà enjambant la barre d'appui; et j'entends mes deux pieds à la fois, 
comme une masse de plomb, écraser les tiges frêles et odorantes des 
résédas. 
»Une femme était dans le parc, traversait en courant une portion de la 
pelouse privée de l'ombre des ormes; elle s'y cachait donc, à moins 
qu'elle ne folâtrât, telle une nymphe. Cette femme, gui pouvait-elle être, 
sinon Hélène des Gaudrées? 
»Hélène des Gaudrées folâtrait, la nuit, comme une nymphe des 
fontaines et des bois? ou bien elle gagnait quelque endroit furtivement? 
Mais, furtivement, pourquoi?... Ah! messieurs, j'eus une émotion. 
Sur-le-champ mon parti était adopté de savoir ce qu'il en était, coûte 
que coûte. 
»Mes pieds, lourds en tombant de la fenêtre, étaient devenus élastiques 
et sans poids. Je ne m'entendais pas avancer dans les régions ombreuses, 
mais ce que je percevais très bien, c'était les battements de mon coeur. 
Sottement, à l'étourdie, je me heurtai au ruisseau. Il gazouillait entre les 
roseaux qui m'avaient empêché de voir son reflet sous la lune. C'est que, 
pour le traverser, il n'existait pas trente-six ponts! Je dus exécuter un 
long détour afin de franchir une passerelle en me maintenant à couvert. 
A peine avais-je touché l'autre rive, que le bruit d'un rire m'atteignit: 
une pluie de perles en plein visage. Le rire ne provenait pas d'une 
femme éloignée de moi; et, à n'en pouvoir douter, c'était le rire 
d'Hélène des Gaudrées. 
»M'avait-elle vu? Se moquait-elle de moi? Ou bien poursuivait-elle, 
enivrée, son jeu plaisant de déesse nocturne? 
»Je m'arrêtai; je demeurai figé comme un bronze. A ce moment, il est 
hors de doute, messieurs, que je me suis attendu à voir surgir la 
silhouette du vicomte. 
--Enfin!...
--Oui, Bernereau, je l'avoue, je me souviens même parfaitement que je 
prononçai, et quasi tout haut: «Eh bien, c'est un peu raide!...» 
»Tout à coup, je vis, à quatre pas de moi, non point une silhouette, mais 
deux. Il est vrai qu'elles étaient enlacées de manière si étroite qu'on les 
pouvait réduire à l'unité. Quant à les identifier, bernique. Je retenais 
mon souffle. Ah! que c'était peine superflue! 
»Le baiser échangé, une voix, la voix du rire de perles, me dit, mais me 
dit du ton posé d'un propriétaire qui fait sa tournée au potager: 
«--La belle nuit, monsieur Briçonnet!» 
»Et, Hélène des Gaudrées suspendue au bras de son mari, nous 
remontâmes tous les trois, en parlant de petites choses quelconques, 
jusqu'au manoir. 
»Au moment de me quitter, l'homme heureux dit à sa femme: 
«--Il faudra absolument marier ce garçon-là...» 
»Ils ne m'ont pas marié. Je les quittai deux jours après. Jamais je n'ai 
voulu les revoir. 
M. Briçonnet croisa les mains sur le bord de la table en regardant 
tomber dans sa tasse le café qu'on lui servait.    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.