y croissent. 
Peu à peu, le sol verdit. Les arbustes se pressent. Des treillis de fer 
gardent les faisans dans les chasses. Tout le long, afin de les empêcher 
de sortir, des gamins sifflent. L'air un peu vif a rendu violets leurs 
visages creux. Un garde les surveille. 
La forêt va naître. Elle court déjà sur les collines de l'horizon. 
Cependant, les cris du métal poursuivent la fuite du train. 
Quand ils cessent, on a franchi bien des lieues bordées de bouleaux et 
de frênes, entrevu bien des clairières où s'attardent les hordes de daims. 
Et, brusquement, le train débouche des branches. La forêt finit net. 
L'express glisse sur la crête d'un roc qui plonge à pic dans une vallée 
profonde, pleine de villages blanchissant la lisière des futaies. De très 
prés à très loin, se courbe un fleuve dont les eaux frisottent entre les 
arches fréquentes de ses ponts. 
Et le roc forme l'éperon du grand plateau rétréci, devenu la pointe 
défensive de la patrie sur le fleuve frontière. D'ailleurs, les mamelons 
couvrent les travaux stratégiques du Fort. Des coupoles d'acier s'érigent 
de la roche. La brique bouche les cavernes. D'arbre en arbre, des fils 
électriques courent. Par des poternes, les soldats émergent des 
souterrains. Les ravins sont des cours de caserne où les artilleurs se 
chamaillent avec des lazzis qui montent d'échos en échos. 
Au bout du roc, il y a un jardin devant une maison blanche, un jet d'eau
irisé au-dessus d'une vasque, les filles du colonel-gouverneur parées de 
robes à pois et qui comptent les primevères nées du matin dans la 
pelouse. 
--Bonjour, Philippe... disent-elle, et plus bas: Nous avons senti votre 
douleur qui s'approchait.... 
 
II 
Les soldats attachent des lampions à des mâts le long des chemins de 
ronde. On hisse des drapeaux pleins de noms de victoire. Les vétérans 
agacent les singes rapportés d'Asie par les troupes du commandant de 
Chaclos qui fêtent, ce soir-là, leurs succès aux pays d'Orient. Le fort 
contient mille animaux singuliers, des chiens dépourvus de tout poil, 
des bouquetins apprivoisés, des perruches loquaces habiles à réciter les 
poèmes des barbares. On a construit des trophées avec des armes 
étranges, des sortes de faux dentelées, des sabres courbes couverts de 
damasquinures, des cuirasses de fer et de laque. Les lunes et les 
dragons féeriques des étendards conquis flottent sur les arcs de 
triomphe en branches de sapin. Les chants patriotiques sonnent dans les 
cantines pleines de monde; et les papiers peints des lanternes dansent 
au vent. 
Chez le colonel, on achève le dessert. Comme la nuit se prépare à luire 
de tous ses astres, les fenêtres s'ouvrent.... Les deux soeurs viennent sur 
le balcon pour assister au ciel. En bas, on a ouvert les fenêtres aussi 
dans la salle des invités où dînent les adjudants.... Aidés par le vin, ils 
content leurs exploits. Une brave rumeur de gaieté éclate là, pour se 
propager ensuite par tout le fort, entre les ifs de feu, les lumières 
tricolores des lanternes, et les lampions des cantines.... 
Plus bas, la musique prélude... et puis les cuivres donnent l'essor aux 
sons. Ils s'épandent vers le cours du fleuve qui chatoie dans les 
ombres.... 
Francine et Philomène se sont accoudées. La plus jeune des soeurs 
retient le commandant par son babil.... Philomène murmure vers 
Philippe: 
--Puisque je ne saurais avoir de l'amour, puisque nul jamais ne 
possèdera mon âme entière, que vous importe?... Hors du monde et 
hors des hommes, seule ici, parmi ce misérable peuple en livrée de 
guerre, je me suis créé une vie seconde toute d'idées folles et
magnifiques. Je m'y suis retirée pour toujours. Rien ne me touchera 
plus des choses humaines,--que superficiellement et selon le décor de 
l'existence. 
--La gloire du commandant vous a touchée. 
--Certainement je l'aime moins que je ne vous aime; oui, moins. Mais 
lui n'essaiera pas de pénétrer mon âme intime, de posséder au delà de 
ce que je lui donnerai de moi. 
--Votre corps.... 
--Voilà où votre jeunesse se déclare et où elle m'effraie.... Qu'est-ce, le 
corps? Moins que rien. Je ne méconnais cependant pas ma beauté. Je 
prétends, toutefois, ne pas devenir, pour l'imprudente ardeur de votre 
âge, un seul instrument de joies.... Cela m'outragerait. 
--Laissons... et dites-moi, Philomène.... Vous croyez-vous à jamais 
incapable, soit d'une compassion, soit d'une admiration telles que vous 
consentiez au sacrifice de votre orgueil intellectuel et à vous absorber 
en celui-là.... 
--Par compassion... qui sait! Par admiration... oui. Mais pour que je 
l'admire jusque l'adorer... quel héros inouï il me faudrait connaître! 
--Simplement celui dont les actes réaliseront le rêve de votre âme. 
--Je ne le chérirai donc que mort.... Car quiconque annonce aux 
hommes une foi nouvelle et agit afin de convertir, quiconque veut offrir, 
pareil au Christ, l'exemple vivant de la doctrine, celui-là encourt jusque 
la mort, la haine    
    
		
	
	
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