il était lamentable, avec son pantalon noir, sa 
redingote noire, tout effiloqués, montrant les sécheresses des os. Sa 
casquette, de gros drap noir, rabattue peureusement sur les sourcils,
découvrait deux grands yeux bruns, d'une singulière douceur, dans un 
visage dur et tourmenté. Madame François pensa qu'il était vraiment 
trop maigre pour avoir bu. 
-- Et où alliez-vous, dans Paris? demanda-t-elle de nouveau. 
Il ne répondit pas tout de suite; cet interrogatoire le gênait. Il parut se 
consulter; puis, en hésitant: 
-- Par là, du côté des Halles. 
Il s'était mis debout, avec des peines infinies, et il faisait mine de 
vouloir continuer son chemin. La maraîchère le vit qui s'appuyait en 
chancelant sur le brancard de la voiture. 
-- Vous êtes las? 
-- Oui, bien las, murmura-t-il. 
Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle le poussa, 
en disant: 
-- Allons, vite, montez dans ma voiture! Vous nous faites perdre un 
temps, là!... Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes. 
Et, comme il refusait, elle le hissa presque, de ses gros bras, le jeta sur 
les carottes et les navets, tout à fait fâchée, criant: 
-- A la fin, voulez-vous nous ficher la paix! Vous m'embêtez, mon 
brave... Puisque je vous dis que je vais aux Halles! Dormez, je vous 
réveillerai. 
Elle remonta, s'adossa contre la planchette, assise de biais, tenant les 
guides de Balthazar, qui se remit en marche, se rendormant, dodelinant 
des oreilles. Les autres voitures suivirent, la file reprit son allure lente 
dans le noir, battant de nouveau du cahot des roues les façades 
endormies. Les charretiers recommencèrent leur somme sous leurs 
limousines. Celui qui avait interpellé la maraîchère, s'allongea, en 
grondant: 
-- Ah! malheur! s'il fallait ramasser les ivrognes!... Vous avez de la 
constance, vous, la mère! 
Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête basse. 
L'homme que madame François venait de recueillir, couché sur le 
ventre, avait ses longues jambes perdues dans le tas des navets qui 
emplissaient le cul de la voiture; sa face s'enfonçait au beau milieu des 
carottes, dont les bottes montaient et s'épanouissaient; et, les bras 
élargis, exténué, embrassant la charge énorme des légumes, de peur 
d'être jeté à terre par un cahot, il regardait, devant lui, les deux lignes
interminables des becs de gaz qui se rapprochaient et se confondaient, 
tout là-haut, dans un pullulement d'autres lumières. À l'horizon, une 
grande fumée blanche flottait, mettait Paris dormant dans la buée 
lumineuse de toutes ces flammes. 
-- Je suis de Nanterre, je me nomme madame François, dit la 
maraîchère, au bout d'un instant. Depuis que j'ai perdu mon pauvre 
homme, je vais tous les matins aux Halles. C'est dur, allez!... Et vous? 
-- Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l'inconnu avec 
embarras. Je vous demande excuse; je suis si fatigué, que cela m'est 
pénible de parler. 
Il ne voulait pas causer. Alors, elle se tut, lâchant un peu les guides sur 
l'échine de Balthazar, qui suivait son chemin en bête connaissant 
chaque pavé. Florent, les yeux sur l'immense lueur de Paris, songeait à 
cette histoire qu'il cachait. Échappé de Cayenne, où les journées de 
décembre l'avaient jeté, rôdant depuis deux ans dans la Guyane 
holandaise, avec l'envie folle du retour et la peur de la police impériale, 
il avait enfin devant lui la chère grande ville, tant regrettée, tant désirée. 
Il s'y cacherait, il y vivrait de sa vie paisible d'autrefois. La police n'en 
saurait rien. D'ailleurs, il serait mort, là-bas. Et il se rappelait son 
arrivée au Havre, lorsqu'il ne trouva plus que quinze francs dans le coin 
de son mouchoir. Jusqu'à Rouen, il put prendre la voiture. De Rouen, 
comme il lui restait à peine trente sous, il repartit à pied. Mais, à 
Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il ne savait plus. 
Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. Il avait dû 
montrer à un gendarme les papiers dont il s'était pourvu. Tout cela 
dansait dans sa tête. Il était venu de Vernon sans manger, avec des 
rages et des désespoirs brusques qui le poussaient à mâcher les feuilles 
des haies qu'il longeait; et il continuait à marcher, pris de crampes et de 
souleurs, le ventre plié, la vue troublée, les pieds comme tirés, sans 
qu'il en eût conscience, par cette image de Paris, au loin, très-loin, 
derrière l'horizon, qui l'appelait, qui l'attendait. Quand il arriva à 
Courbevoie, la nuit était très-sombre. Paris, pareil à un pan de ciel 
étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparut sévère et comme 
fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les 
jambes cassées. En traversant le pont de Neuilly, il s'appuyait au 
parapet, il se penchait sur la Seine roulant des flots d'encre, entre les 
masses épaissies des    
    
		
	
	
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