Le Négrier, Vol. II | Page 3

Édouard Corbière

--C'est mieux que ça, répondait Ivon en clignotant de l'oeil.
--Est-ce que, par hasard, ce serait son amant?
--Pas encore, répliquait de nouveau Ivon; mais ça viendra avec l'âge.
Pour le moment, il vous suffira de savoir que c'est mon petit matelot,
celui qui a fait sauter la prise en question, et qui m'a fait avoir cette
croix, qui ne dit pas grand chose, mais qui a fait casser pourtant
bigrement des frimousses.
Il me serait plus facile d'exprimer tout le bonheur que j'avais à revoir
Rosalie, que de donner une idée de l'ivresse avec laquelle elle me
prodiguait les marques de sa vive, de son expansive tendresse. Toute la
nuit se passa en conversations, en causeries exquises entre elle et moi,
pendant qu'Ivon, au milieu de ses amis corsaires, faisait aller la

consommation, toujours par intérêt pour la prospérité de rétablissement;
car c'était là son grand système: beaucoup boire lui-même, pour
engager les autres à boire autant que lui.
Le lendemain de mon arrivée, en prenant connaissance de la nouvelle
installation de la maison, et de l'extension qu'on avait donnée à
l'établissement, je fus fort surpris d'apercevoir une échelle de corde
goudronnée, qui descendait d'une des fenêtres de la salle de billard,
située au premier étage, dans la rue, où deux crampes la tenaient fixée à
peu près comme une paire de haubans sur les rebords d'une hune.
Rosalie m'expliqua la raison pour laquelle on avait dressé cet appareil.
C'était encore une des inventions d'Ivon.
Notre ami ayant remarqué que les capitaines et les officiers de corsaire,
quelque gris qu'ils fussent, montaient trop facilement par l'escalier,
dans la salle de billard, où la décence avait eu plus d'une fois à souffrir
de la présence de pareils hôtes, avait cru que, pour éviter tout abus, il
était prudent de rendre difficile, pour les plus ivrognes, l'accès du
premier étage. En conséquence, les capitaines de corsaire et lui, avaient
arrêté qu'on ne monterait plus au billard par l'escalier, mais bien par
une échelle de corde, gréée extérieurement sur la fenêtre, en manière de
haubans de perroquet garnis d'enfléchures. C'était plaisir de voir tous
les corsairiens grimper, plus ou moins lestement et avec un sérieux
imperturbable, dans cet escalier d'une nouvelle espèce; mais ce n'était
pas sans peine que les plus gris parvenaient quelquefois à saisir les
rebords de la fenêtre, et à s'embarquer dans la salle de billard. Souvent
même ils n'y parvenaient qu'après s'être laissé tomber sur le pavé, et
alors, au bruit de leur chute, on voyait les joyeux marins qui faisaient
rouler les billes, se grouper aux croisées de la salle, pour rire de la
mésaventure du grimpeur. Il montera! il ne montera pas! criaient-ils, et
le grimpeur montait ou tombait toujours aux acclamations de ses frères
d'armes. Mais, quelque plaisantes que fussent toutes ces scènes, il
n'aurait pas fallu que les passans s'arrêtassent pour s'égayer aux dépens
des corsaires en ribotte; un châtiment toujours prompt et quelquefois
très-sévère aurait puni les rieurs de manière à les empêcher de
recommencer; au surplus, les corsaires répandaient tant d'or dans les
lieux où ils se livraient à leurs bizarres orgies, que les habitans, qui

vivaient de leurs prodigalités, semblaient plutôt respecter leurs
débauches, que condamner leurs excès. C'était à leur manière que ces
marins faisaient du bien, et quelqu'étrange que fut cette manière, le bien
finissait toujours par être fait. C'était là l'essentiel.
Je me rappellerai toujours la farce du capitaine d'un beau lougre,
arrivant avec une prise chargée de richesses: il commence, en
débarquant à Roscoff, chez Rosalie, par donner un diner général à tous
ceux qui veulent s'asseoir à sa table. A la fin du repas, lorsque les
garçons viennent pour enlever le service et verser le café, lui et tous ses
officiers saisissent les quatre coins de la nappe, et jettent par la fenêtre
tout ce qui se trouvait sur la table; puis, avec le plus grand calme, le
capitaine demande une poêle et du beurre, fait frire, au feu de la
cheminée, des piastres qu'il tire flegmatiquement de sa poche et qu'il
fait voler ensuite toutes brûlantes, sur la foule qui se presse au bas des
fenêtres. Les plus avides parmi les curieux se précipitent sur les pièces
d'argent; mais bientôt les cris de ceux qui se brûlent les doigts en les
saisissant, se font entendre, et tous mes corsaires de rire aux éclats!
C'était là le plaisir qu'ils attendaient pour leur argent. Plus de cent
piastres avaient passé de la poêle à frire, dans les mains des habitans de
Roscoff, qui ne prenaient plus les dernières pièces qu'avec des gants ou
entre le manche et la lame d'un couteau. Le capitaine, pour couronner
dignement cette soirée de folies, alluma sa pipe avec un billet de mille
francs, qu'il avait envoyé chercher chez son correspondant. Le tout fut
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