Le Négrier, Vol. II | Page 2

Édouard Corbière
y a tant de canailles qui roulent leur palanquin en carrosse.
Je logeai la monture d'Ivon, aussi bien que je le pus, dans la petite cour
de notre maison. Mais mon père n'eut pas de repos qu'il n'eût promis à
mon pays qu'il accepterait son cheval.
L'entrevue de mon ami et de ma mère fut plaisante. Ivon l'embrassa,
comme s'il l'eût connue depuis dix ans, et il ne l'appela plus dès cet
instant, que ma bonne femme de mère. Le lendemain de son arrivée, il
était établi dans la maison, comme il devait l'être dans le café de
Rosalie, à l'Anglais sauté.
--Et Rosalie, que fait elle? lui demandai-je.
--Elle fait tout ce qu'elle veut: sa boutique ne désemplit pas; mais elle
m'a dit que si je ne te ramenais pas avec moi à Roscoff, elle ne me
dirait plus une seule parole de sa vie. Ces femmes-là ça vous a des
idées!...
--Eh bien, demain je pars avec toi.
--A la bonne heure, et tu feras bien; car, vois-tu, depuis que tu es ici à
balander d'un bord et de l'autre dans les rues, moi j'ai arrangé une
affaire superbe.
--Quelle affaire?
--Oh! une affaire magnifique! J'ai pris un intérêt dans un petit corsaire
d'été, taillé pour la course et pour l'amour. Trente-deux hommes

d'équipage, bordant vingt-quatre avirons; il a filé huit noeuds au plus
près du vent en venant de Saint-Malo à l'île de Bas. Je serai second à
bord et toi lieutenant; c'est une affaire dans le sac. Le capitaine est un
fameux lapin, et si nous ne faisons pas un bon coup cet été avec notre
petit lougre, il faudra qu'il n'y ait plus rien à gratter dans la Manche.
Le projet d'Ivon me parut ravissant. Un joli petit lougre, à bord duquel
je serais lieutenant, ravageant toute la côte d'Angleterre, et ramenant de
magnifiques prises à Roscoff, où je retrouverais Rosalie, que
j'enrichirais du fruit de mes exploits! Tout cela me tournait déjà la tête.
Allons à Roscoff, de suite, m'écriai-je!
--Et tes parens, me demanda Ivon, que vont-ils dire?
--Peu m'importe, ce qu'ils voudront.
--En ce cas-là, faisons notre sac: ce ne sera pas long; j'ai toujours ma
malle dans un bas de coton. Je vais d'un coup de pied arrêter deux
chevaux de louage; et, demain matin, nous larguons nos amarres et
nous torchons de la toile que la barbe en fumera.
La résolution que je venais de prendre affligea ma famille; mais,
quelque chagrin qu'éprouvât ma mère, en me voyant m'éloigner pour
courir encore les hasards, elle comprit qu'il serait inutile d'opposer des
obstacles à une résolution que sa résistance ne ferait qu'irriter. Mon
père sentait que ce qu'il me restait de mieux à faire, c'était de continuer
la carrière que je m'étais ouverte, en dépit de tout.
Le lendemain, je partis donc pour Roscoff, baigné des larmes de mes
parens et couvert des embrassades de mes amis. Il fut impossible à mon
père de faire reprendre à Ivon le cheval dont il avait voulu lui faire
cadeau. Ivon, sous l'égide duquel ma famille m'avait placé, ne répondit
aux dernières recommandations de mon père et de mon frère, que par
ces seuls mots: «Appelez-moi le dernier des gueux, si, avant qu'on ne le
tue, je ne me suis pas fait casser mille fois la figure. Adieu, tout le
monde.»
Nous voilà tous les deux sur la route de Brest à Roscoff: moi, un peu

ému de notre scène d'adieux, et Ivon, tapant du bout de son gourdin, sur
son cheval et sur le mien.
Assis sur sa monture, comme sur une vergue, mon pays, les jambes
écartées, les pieds en dehors et les bras en l'air, allait fort bon train. Il
m'encourageait à l'imiter, malgré l'effet que produisait sur moi le
frottement d'une mauvaise selle. «C'est Rosalie, me criait-il en
galoppant qui réparera les petites avaries que les coups d'acculage te
font dans ton arrière.» Et, à ce nom de Rosalie, je frappais de toutes
mes forces les flancs de mon cheval essoufflé. Vers quatre à cinq
heures du soir, le pavé de Roscoff étincelait sous les fers usés de nos
montures. Mon compagnon de route, pour rendre notre entrée dans la
ville plus solennelle, criait à tue-tête aux passans: _place donc, tas de
parias, que je passe! En apercevant le café de l'Anglais sauté_, le coeur
faillit me manquer! Ivon y était rendu le premier: Rosalie ne fit qu'un
saut de son comptoir dans mes bras, et, porté à moitié par elle, je me
trouvai entraîné dans la salle, où une vingtaine d'officiers de corsaire
paraissaient tout étonnés de l'empressement avec lequel la maîtresse du
logis les avait quittés, pour prodiguer tant de caresses à un joli petit
garçon, décoré du ruban des héros.
--Est-ce son frère, son cousin? se demandaient les uns.
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