mouvement de sensibilité, il me 
repoussa avec vivacité, en ajoutant: «Ne parlons plus de tout cela: fais 
toujours bien ton petit devoir, et puis....» J'étais déjà pressé sur son 
coeur; et tous les passagers souriaient d'une douce satisfaction, à cette 
scène d'attendrissement, entre un vieux marin et un jeune commençant. 
Les leçons de morale maritime que me donnait quelquefois, avec son 
âpre bonté, le capitaine Niquelet, portaient toujours l'empreinte d'une 
méditation assez profonde. Tu te rappelles, me disait-il, pendant un 
quart que je faisais avec lui, ta boutade de l'autre jour? Je t'avais un peu 
rudoyé, il est vrai; mais c'est comme cela qu'un chef doit agir avec ses 
subordonnés à la mer. As-tu remarqué le ton avec lequel je dis à un 
matelot dont je suis content: Va à la cambuse, demander un coup 
d'eau-de-vie? 
--Oui, capitaine; mais il me semble que vous lui dites quelquefois: 
«Allons jean f..., va-t-en à la cambuse pocharder un coup 
d'eau-de-vie!» 
--Eh! c'est justement ainsi qu'il faut leur parler, si l'on veut donner du 
prix à la moindre chose qu'on leur accorde; c'est faire alors de justice 
une faveur, et c'est assaisonner à leur goût ce qu'on doit leur donner. 
J'ai essayé d'abord à leur parler comme à d'autres humains: ils me 
prenaient, le diable m'emporte, pour une demoiselle. Aujourd'hui, tout 
en me montrant équitable et bon avec eux, je leur parle comme à un 
caniche, et ils disent tous que je suis un vrai matelot et un brave homme 
au fond, parce qu'ils ont su, sous ma brusquerie calculée, trouver le
fond de mon caractère. Saisis-tu bien l'allégorie, petit bougre? 
--Oh! oui, et à merveille, mon capitaine. 
--Observe donc tout, jusqu'aux choses en apparence les plus 
indifférentes, si tu veux savoir un jour commander à des forbans 
comme ceux que tu vois là, et à qui je ferais enlever, pour dix gourdes 
et une double ration, le premier bâtiment français que nous 
rencontrerions. 
Il ne se flattait pas: personne n'était plus aimé que lui de ses matelots. Il 
leur causait peu; il les battait même quelquefois quand ils paraissaient 
s'ennuyer à bord, vouloir se mutiner ou avoir besoin d'émotions vives, 
comme il le disait. Niquelet appelait cela _ranimer le sentiment_. Mais 
d'un seul mot, il aurait fait, à n'importe lequel de ces hommes, tuer père 
et mère. C'était là l'empire qu'il était le plus jaloux d'exercer sur son 
équipage, non pour en abuser criminellement, mais pour en obtenir tout 
ce qu'il jugeait nécessaire au bien du service. 
Ivon s'employait bien à bord; mais il ne pouvait se faire au 
commandant de la Gazelle. Ces deux hommes, tout en s'estimant 
beaucoup, ne se disaient pas une parole dans une semaine. 
Une longue traversée pourrait offrir à l'esprit de l'observateur un fécond 
sujet d'études morales. Il y a tant de froissemens dans les caractères, les 
habitudes et les passions de ces hommes, quelquefois si divers, qui se 
trouvent réunis au milieu des périls, dans cet espace étroit que l'on 
nomme un navire! Et n'est-ce pas l'image abrégée de la société et d'une 
monarchie absolue, que ce bâtiment sur lequel règne despotiquement 
un capitaine, avec ses officiers qui sont ses ministres, et ses matelots 
qui sont ses sujets! Pour moi, je sais bien que j'aurais de bons conseils à 
donner aux passagers qui se hasardent à traverser les mers sous la 
conduite de ces marins qu'ils connaissent si peu. Grand dommage est 
que j'aie bien des événemens à raconter dans mon journal de mer. Sans 
la spécialité de la tâche que je me suis imposée dans la narration de mes 
aventures, je me livrerais ici à des leçons de conduite qui pourraient 
devenir utiles aux terriens qui s'embarquent pour la première fois. Mais, 
avant tout, je dois aller à mon but, et ne pas trop perdre de temps en
route. Cependant je vais tracer succintement ici quelques régles de bien 
vivre pour ceux qui me liront, et à qui il prendrait envie d'entreprendre 
quelque jour un voyage de long cours. 
La première réserve que doit s'imposer un passager qui veut plaire à 
son capitaine, c'est d'éviter, autant que possible, de s'immiscer dans les 
choses qui concernent le service du bord. Il n'est pas de marin qui ne se 
sente vexé d'entendre un passager venir lui demander, quand il a jeté le 
loch, combien de noeuds file le navire. Bien plus importun encore est 
celui qui cherche à savoir, quand le capitaine trace son point sur la carte, 
l'endroit du monde où se trouve le bâtiment. C'est un mystère qu'il n'est 
donné qu'aux initiés de pénétrer, et dans cette réserve des marins, qu'on 
n'aille pas s'imaginer qu'il n'entre que de l'orgueil; cette discrétion est 
de la prévoyance. Supposez, en effet, qu'un passager sache le point du 
globe où est parvenu le navire, et qu'il aille indiscrètement le révéler    
    
		
	
	
	Continue reading on your phone by scaning this QR Code
 
	 	
	
	
	    Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the 
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.
	    
	    
