Le Capitaine Arena:, vol 2 | Page 8

Alexandre Dumas, père
le moindre souvenir dans le coeur ni dans
l'esprit de la jeune fille.
Il faut tout dire aussi: ce coeur et cet esprit étaient occupés ailleurs. Le
comte de Rizzari avait un château situé à quelques milles seulement de
celui qu'habitait le comte de la Bruca. Une vieille amitié liait entre eux
les deux voisins, et faisait qu'ils étaient presque toujours l'un chez
l'autre. Le comte de Rizzari avait deux fils, et le plus jeune de ces deux
fils, nommé Albano, aimait Costanza et était aimé d'elle.
Malheureusement, c'est une assez triste position sociale que celle d'un
cadet sicilien. A l'aîné est destinée la charge de soutenir l'honneur du
nom, et, par conséquent, à l'aîné revient toute la fortune. Cet amour de
Costanza et d'Albano, loin de sourire aux deux pères, les effraya donc
pour l'avenir. Ils pensèrent que, puisque Costanza aimait le frère cadet,
elle pourrait aussi bien aimer le frère aîné; et le pauvre Albano, sous
prétexte d'achever ses études, fut envoyé à Rome.
Albano partit d'autant plus désespéré que l'intention de son père était
visible. On destinait le pauvre garçon à l'état ecclésiastique, et plus il

descendait en lui-même, plus il acquérait la conviction qu'il n'avait pas
la moindre vocation pour l'Église. Il n'en fallut pas moins obéir: en
Sicile, pays en retard d'un siècle, la volonté paternelle est encore chose
sainte. Les deux jeunes gens se jurèrent en pleurant de n'être jamais que
l'un à l'autre; mais, tout en se faisant cette promesse, tous deux en
connaissaient la valeur. Cette promesse ne les rassura donc que
médiocrement sur l'avenir.
En effet, à peine Albano fut-il arrivé à Rome et installé dans son
collège, que le comte de Bruca annonça à sa fille qu'il lui fallait
renoncer à tout jamais à épouser Albano, destiné par sa famille à
embrasser l'état ecclésiastique; mais qu'en échange, et par manière de
compensation, elle pouvait se regarder d'avance comme l'épouse de don
Ramiro, son frère aîné.
Don Ramiro était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans,
brave, élégant, adroit à tous les exercices du corps, et à qui eût rendu
justice toute femme dont le coeur n'eût point été prévenu en faveur d'un
autre. Mais l'amour est aussi aveugle dans son antipathie que dans sa
sympathie. Costanza, à toutes ces brillantes qualités, préférait la timide
mélancolie d'Albano; et, au lieu de remercier son père du choix qu'il
s'était donné la peine de faire pour elle, elle pleura si fort et si
long-temps, que, par manière de transaction, il fut convenu qu'elle
épouserait don Ramiro, mais aussi l'on arrêta que ce mariage ne se
ferait que dans un an.
Quelque temps après cette décision prise, le chevalier Bruni fit la
demande de la main de Costanza dans les formes les plus directes et les
plus positives; mais le comte de la Bruca lui répondit qu'il était à son
grand regret obligé de refuser l'honneur de son alliance, attendu que sa
fille était promise au fils aîné du comte Rizzari, et que l'on attendait
seulement, pour que ce mariage s'accomplit, que Costanza eût atteint
l'âge de dix-huit ans.
Le chevalier Bruni se retira sans mot dire. Quelques personnes, qui
connaissaient son caractère vindicatif et sombre, conseillèrent au comte
de la Bruca de se défier de lui. Mais six mois s'écoulèrent sans qu'on en
entendit parler. Au bout de ce temps, on apprit qu'il paraissait
non-seulement tout consolé du refus qu'il avait essuyé, mais encore
qu'il vivait presque publiquement avec une ancienne maîtresse de don
Ramiro, que celui-ci avait cessé de voir du moment où son mariage

avec Costanza avait été décidé.
Cinq autres mois s'écoulèrent. Le terme demandé par Costanza
elle-même approchait; on s'occupa des apprêts du mariage, et don
Ramiro partit pour aller acheter à Palerme les cadeaux de noces qu'il
comptait offrir à sa fiancée.
Trois jours après, on apprit qu'entre Mineo et Aulone don Ramiro avait
été attaqué par une bande de voleurs. Accompagné de deux
domestiques dévoués, et plein de courage lui-même, don Ramiro avait
voulu se défendre; mais après avoir tué deux bandits une balle qu'il
avait reçue au milieu du front l'avait étendu roide mort Un de ses
domestiques avait été blessé; le second, plus heureux, était parvenu à se
dérober aux balles et à la poursuite des brigands, et c'était lui-même qui
apportait cette nouvelle.
Les deux comtes montèrent eux-mêmes à cheval avec tous leurs
campieri, et le lendemain à midi ils étaient à Mineo. Ce fut dans ce
village que, prés du cadavre de son maître mort, ils trouvèrent le fidèle
domestique blessé. Des muletiers, qui passaient par hasard sur la route
une heure après le combat, les y avaient ramenés tons deux.
Le comte Rizzari, à qui un seul espoir restait, celui de la vengeance,
prit aussitôt près du blessé toutes les informations qui
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 66
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.