Le Cap au Diable, Légende Canadienne | Page 9

Charles DeGuise
Madame St.-Aubin. Les
communications étaient alors bien difficiles entre l'Acadie et le Canada.
C'était donc une belle occasion qui se présentait pour Madame.
St.-Aubin de se rendre dans ce dernier pays. Là on pouvait
correspondre plus facilement avec l'Europe et les États-Unis et qui sait,
peut-être avoir des renseignements sur celui auquel, à chaque instant du

jour, elle adressait un cuisant souvenir, un pénible regret. Depuis
plusieurs jours, Madame St.-Aubin avait mise en vedette toute la petite
colonie. Chaque jour des berges prenaient le large et étaient chargées
de venir lui annoncer l'approche du vaisseau tant désiré. Bien des
heures se passèrent en d'inutiles et inexprimables regrets. Enfin Jean
Renousse vint un matin l'informer que le navire tant désiré était en vue,
et lui offrit en même temps de la conduire à son bord.
Il était facile de voir, à l'accablement de cet home trempé aux muscles
d'acier, à 'son air morne et abattu, combien il lui en coulait de remplir
cette pénible mission.
Il est dur, en effet, de voir disparaître les fruits d'un labeur de chaque
jour, de voir s'engloutir les années d'un travail constant et journalier, de
revoir à la place de sa demeure des débris et des cendres.
La femme a chez elle un sentiment d'amour et de dévouement qu'on ne
sait pas toujours apprécier. Qu'il dut en coûter à Madame St.-Aubin de
laisser les endroits qui lui rappelaient de bien doux souvenirs,
d'abandonner ces pauvres gens qui auraient pu se priver du plus
essentiel nécessaire plutôt que de la voir s'éloigner; mais lorsqu'elle les
vit tous ensemble l'accompagner jusqu'à la barque fatale, qu'elle vit
leurs pleurs, que depuis l'aïeul jusqu'au plus petit des enfants, on se
pressait pour lui baiser les mains, enfin lorsqu'elle fut embarquée,
qu'elle les vit tomber à genoux, oh! alors, un inexprimable sentiment de
tristesse et de regrets s'empara d'elle.
Mon Dieu! que deviendraient-ils sur les terres étrangères les pauvres
exilés, si vous n'étiez pas là pour les consoler des regrets de la patrie?
Cependant au signal de la petite barque, le navire avait mis en panne...
Une passagère de chambre, ah! c'était une nouvelle aubaine pour le
capitaine. L'échelle fut immédiatement descendue et avant que de
gravir le premier degré, Madame St.-Aubin tendit en pleurant sa main
blanche et frêle, à la main rude et calleuse de Jean Renousse. "Merci,
ami, lui dit-elle, pour ce que vous avez fait pour mon enfant et pour
moi. Puissiez-vous être heureux autant que vous le méritez, autant
surtout que mon coeur le désire."

Celui qui aurait contemplé alors la figure hâlée de Jean Renousse aurait
vu ses joues s'inonder de larmes abondantes, et elles n'avaient encore
été inondées, bien probablement, que les pluies du ciel et l'eau de la
mer. Il remit l'enfant à sa mère, après l'avoir couverte de baisers, puis se
jetant aux pieds du capitaine, il le supplia de le prendre lui aussi à son
bord. Mais celui-là ne payait pas. Violemment, au milieu des rires et
des huées d'une partie de l'équipage, on le rejeta dans la berge, les ris
furent lâchés et le navire, fin voilier, prit le large. Jean Renousse, en
regagnant la côte dans sa petite embarcation, jeta un regard triste et
désespéré sur le vaisseau qui emportait sa bienfaitrice et l'enfant qu'il
chérissait tant.
Plusieurs jours se passèrent, un vent favorable les conduisit à la pointe
Ouest de l'Ile d'Anticosti.
VI
Si tout paraît tranquille au dehors d'un vaisseau qui se dirige vers sa
destination, souvent il n'en est pas ainsi à l'intérieur.
Madame St.-Aubin, avec son enfant, avait été confinée dans une pauvre
alcôve qu'on se plaisait à appeler emphatiquement "la chambre". Elle
n'y fut pas bien longtemps sans ressentir les terribles effets du mal de
mer. Ce mal dont nous nous plaisons quelquefois à rire, moissonne
pourtant un bon nombre de victimes. Madame St.-Aubin, douée d'une
faible santé, dût plus que beaucoup d'autres; en souffrir; malgré le froid
du soir, elle fut contrainte de remonter sur le pont, tenant son enfant
dans ses bras. On n'imagine pas quelle est la brutalité de quelques
marins. Ils paraissaient se faire un plaisir de tourmenter ceux qui sont
pour ainsi dire sous leur domination. La pauvre femme qui, vu ses
malheurs, aurait plutôt mérité la pitié et la compassion, fut en butte
elle-même aux plus mauvais traitements. Fatiguée par la maladie,
réservant le peu de forces qui lui restaient pour couvrir son enfant et la
préserver du froid; elle était loin de croire qu'il y avait auprès d'elle un
espèce de tyran, sous forme d'un grand matelot, tenant un sceau plein
d'eau: "Madame, lui dit-il, les ordres du Capitaine sont que nous
arrosions le pont, changez de côté." A peine s'était-elle éloignée que
l'eau versée par le matelot vint presque l'inonder. L'enfant qui dormait

dans ses bras en fut
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