aussitôt sa tâche achevée, il était revenu
prendre son rôle de pourvoyeur. Souvent, dans le cours de l'hiver, on
l'avait vu parcourir des distances considérables, refouler au plus
profond de son âme tout sentiment de haine et d'antipathie, qu'il avait
voué aux Anglo-Américains et rapporter des traitants Anglais, qui
étaient établis le long de la côte, à la place des malheureux Acadiens
expropriés, les quelques effets qui pouvaient être utiles et agréables à
ses protégées. Mais le printemps qui apporte, pour le pauvre au moins,
un soupir de soulagement et une larme d'espérance; pour l'homme qui
jouit de l'aisance, un sentiment de satisfaction par anticipation des
jouissances que la nouvelle saison doit lui donner, était pour les
pauvres expatriés chargé d'orages.
Où iraient-ils fixer leurs demeures? En quel endroit seraient-ils hors des
atteintes de leurs implacables ennemis? Était-il un lieu à l'abri de leurs
rapines, où l'on put fournir le pain et la nourriture à la famille et aux
pauvres enfants qui les réclamaient? Telles furent les questions que se
posèrent les Acadiens de la colonie que M. St.-Aubin avait formée.
Plusieurs décidèrent de demeurer dans les bois, d'autres résolurent,
d'aller rejoindre leurs concitoyens échelonnés sur la côte, protégés
seulement par l'isolement et l'inhospitalité des parages qu'ils habitaient.
Madame St.-Aubin se voyant seule, à bout de toutes ressources, et ne
voulant plus être à charge du généreux Jean Renousse ainsi qu'à ses
compagnons, prit la résolution du se rendre en Canada. En effet, de
vagues rumeurs étaient parvenues que dans ces pays lointains un bon
nombre d'Acadiens avaient, dans le voisinage de Montréal, fondés une
petite colonie.
Jean Renousse, dans ces rapports avec les traitants anglais, avait appris
d'une manière certaine qu'un vaisseau portant un certain nombre
d'émigrants avait mis à la voile pour le Canada. D'après le nombre de
jours qu'il était en mer, il ne tarderait pas à être en vue.
V
Que nos lecteurs nous permettent de les transporter au-delà de l'Océan.
Nous sommes dans un port de mer: Voyons l'activité qui y règne. Des
centaines de vaisseaux déchargent d'un côté du quai d'amples
provisions de charbon et de coton, d'autres, les riches soieries et les
magnifiques produits de l'Orient. Tout le monde est à l'oeuvre. Partout
il y a joie, car il y a gain pour tous.
Mais d'où vient donc cette foule d'hommes en haillons, ces femmes
amaigries et presque nues, ces pauvres enfants si frêles, si chétifs, qui
occupent un tout petit espace du quai? D'où viennent ces pleurs et ces
gémissements à fendre l'âme? Ces embrassements pleins de regrets et
de tendresse? Ah! c'est qu'un père vient peut-être pour la dernière fois
de presser dans ses bras ses enfants bien-aimés! C'est que des amis
viennent de dire un adieu peut-être éternel aux compagnons de leur
enfance! C'est que, pour la dernière fois, on a jeté un regard de douleur
sur la vieille chaumière qui nous a vus naître! C'est que, dans un dernier
embrassement, nous avons échangé avec les amis émus, une dernière
poignée de mains, que pour toujours, nous avons salué les côtes de
l'Irlande, dont aucun de ses enfants ne peut parler sans verser une larme
de regret! Et ces malles, et ces paquets, que contiennent-ils, sinon les
pauvres vêtements des malheureux Irlandais. Mais dans le navire qui
est en partance, que de cris joyeux. A peine entend-on l'ordre du
contremaître: "Embarque, embarque;" voilà le mot qui se fait entendre.
Inutile de le dire, nous le voyons déjà que trop, ce bâtiment est chargé
d'émigrants pour l'Amérique. Voyez sur le gaillard d'arrière cet homme
à la figure replète et trapue, comme il savoure avec délices les bouffées
de tabac qui s'échappent de sa longue pipe d'écume de mer; quels
regards distraits il jette sur la gazette qu'il lient entre ses mains; comme
les nouvelles sont loin de l'absorber; il hoche dédaigneusement la tête
en voyant les pleurs des malheureux enfants de la verte Erin. Dans le
fond que sont-ils pour lui? Des Irlandais catholiques, il est protestant.
Que lui importe donc si la plus grande partie d'eux n'atteint pas les
côtes de l'Amérique? Que lui importe si l'espace qu'il leur a destinée
dans son vaisseau n'est pas suffisant? Que lui importe si les aliments
dont il a fait provision ne peuvent suffire à une moitié de ceux qu'il
entasse à son bord? Sa bourse n'est-elle pas bien remplie, et si le typhus,
le choléra ou mille autres maladies viennent les décimer, n'a-t-il pas
devant lui un immense cimetière; comme bien d'autres qui l'ont suivi, il
peut dire à chacune de ces victimes qu'on jette dans l'Atlantique; "Si
une tombe, un mausolée, était élevé à chacune d'elles, ou n'aurait pas
besoin de boussole pour aller dans le Nouveau-Monde."
Tel était le "Boomerang" capitaine Brand, quelques jours avant le
moment où nous venons de laisser

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