Le Blanc et le Noir | Page 6

Voltaire
homme a ses deux génies, c'est Platon qui l'a dit le premier[1],
et d'autres l'ont répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable: moi,
qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès
de toi jusqu'au dernier moment de ta vie; je m'en suis fidèlement
acquitté.
[1] Voyez tome XXX, page 38. B.
Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d'une
nature fort supérieure à la tienne; et puis comment oses-tu dire que tu es
mon bon génie, quand tu m'as laissé tromper dans tout ce que j'ai
entrepris, et que tu me laisses mourir moi et ma maîtresse
misérablement ? Hélas! c'était ta destinée, dit Topaze. Si c'est la
destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon ? Et toi,
Ebène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais
génie? Vous l'avez dit, répondit Ébène. Mais tu étais donc aussi le
mauvais génie de ma princesse ? Non, elle avait le sien, et je l'ai
parfaitement secondé. Ah! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu
n'appartiens donc pas au même maître que Topaze ? vous avez été
formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon, et
l'autre méchant de sa nature ? Ce n'est pas une conséquence, dit Ébène,

mais c'est une grande difficulté. Il n'est pas possible, reprit l'agonisant,
qu'un être favorable ait fait un génie si funeste. Possible ou non
possible, repartit Ébène, la chose est comme je te le dis. Hélas! dit
Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la
malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l'heure de
ta mort? Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste
Rustan: il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal; et toi, qui
prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. J'en suis bien fâché, dit
le bon génie. Et moi aussi, dit le mourant; il y a quelque chose
là-dessous que je ne comprends pas. Ni moi non plus, dit le pauvre bon
génie. J.'en serai instruit dans un moment, dit Rustan. C'est ce que nous
verrons, dit Topaze. Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la
maison de son père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit où il avait
dormi une heure.
Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré; il se tâte, il appelle, il
crie, il sonne. Son valet de chambre, Topaze, accourt en bonnet de nuit,
et tout en bâillant. Suis-je mort, suis-je en vie? s'écria Rustan; la belle
princesse de Cachemire en réchappera-t-elle?.... Monseigneur rêve-t-il ?
répondit froidement Topaze.
Ah! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ébène avec ses
quatre ailes noires ? c'est lui qui me fait mourir d'une mort si
cruelle.--Monseigneur, je l'ai laissé là-haut qui ronfle; voulez-vous
qu'on le fasse descendre?--Le scélérat! il y a six mois entiers qu'il me
persécute; c'est lui qui me mena à cette fatale foire de Cabul; c'est lui
qui m'escamota le diamant que m'avait donné la princesse; il est seul la
cause de mon voyage, de la mort de ma princesse, et du coup de javelot
dont je meurs à la fleur de mon âge.
Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Cabul; il n'y a
point de princesse de Cachemire; son père n'a jamais eu que deux
garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez jamais eu de
diamant; la princesse ne peut être morte, puisqu'elle n'est pas née; et
vous vous portez à merveille.
Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans le lit du
prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoué que, pour me garantir de

tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant, âne rayé, médecin, et
pie?--Monseigneur, vous avez rêvé tout cela: nos idées ne dépendent
pas plus de nous dans le sommeil que dans la veille. Dieu a voulu que
cette file d'idées vous ait passé par la tête, pour vous donner
apparemment quelque instruction dont vous ferez votre profit.
Tu te moques de moi, reprit Rustan; combien de temps ai-je
dormi?--Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une heure.--Eh
bien! maudit raisonneur, comment veux-tu qu'en une heure de temps
j'aie été à la foire de Cabul il y a six mois, que j'en sois revenu, que j'aie
fait le voyage de Cachemire, et que nous soyons morts, Barbabou, la
princesse, et moi?--Monseigneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus
ordinaire, et vous auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir
beaucoup plus d'aventures en bien moins de temps.
N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l'abrégé de l'histoire
des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé
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