Lalouette du casque | Page 2

Eugène Süe
moi, redevenu libre grâce aux redoutables
insurrections des Enfants du Gui, m'a légué la liberté, ce bien le plus
précieux de tous; je te le lèguerai aussi.
Notre chère patrie a donc, à force de luttes, de persévérance contre les
Romains, successivement reconquis, au prix du sang de ses enfants,
presque toutes ses libertés. Un fragile et dernier lien nous attache
encore à Rome, aujourd'hui notre alliée, autrefois notre impitoyable
dominatrice; mais ce fragile et dernier lien brisé, nous retrouverons
notre indépendance absolue, et nous reprendrons notre antique place à
la tête des grandes nations du monde.
Avant de te faire connaître certaines circonstances de ma vie, mon
enfant, je dois suppléer en quelques lignes au vide que laisse dans
l'histoire de notre famille l'abstention de ceux de nos aïeux qui, par
suite de leur manque d'instruction et du malheur des temps, n'ont pu
ajouter leurs récits à notre légende. Leur vie a dû être celle de tous les
Gaulois qui, malgré les chaînes de l'esclavage, ont, pas à pas, siècle à
siècle, conquis par la révolte et la bataille l'affranchissement de notre
pays.
Tu liras, dans les dernières lignes écrites par notre aïeul Fergan, époux
de Geneviève, que, malgré les serments des Enfants du Gui et de
nombreux soulèvements, dont l'un, et des plus redoutables, eut à sa tête
Sacrovir, ce digne émule du chef des cent vallées, la tyrannie de Rome,
imposée depuis César à la Gaule, durait toujours. En vain Jésus de
Nazareth avait prophétisé les temps où les fers des esclaves seraient

brisés, les esclaves traînaient toujours leurs chaînes ensanglantées;
cependant notre vieille race, affaiblie, mutilée, énervée ou corrompue
par l'esclavage, mais non soumise, ne laissait passer que peu d'années
sans essayer de briser son joug; les secrètes associations des Enfants du
Gui couvraient le pays et donnaient d'intrépides soldats à chacune de
nos révoltes contre Rome.
Après la tentative héroïque de Sacrovir, dont tu liras la mort sublime
dans les récits de notre aïeul Fergan[1], le chétif et timide esclave
tisserand, d'autres insurrections éclatèrent sous les empereurs romains
Tibère et Claude; elles redoublèrent d'énergie pendant les guerres
civiles qui, sous le règne de Néron, divisèrent l'Italie. Vers cette époque,
l'un de nos héros, VINDEX, aussi intrépide que le CHEF DES CENT
VALLÉES ou que Sacrovir, tint longtemps en échec les armées
romaines. CIVILS, autre patriote gaulois, s'appuyant sur les prophéties
de VELLÉDA, une de nos druidesses, femme virile et de haut conseil,
digne de la vaillance et de la sagesse de nos mères, souleva presque
toute la Gaule, et commença d'ébranler la puissance romaine. Plus tard,
enfin, sous le règne de l'empereur Vitellius, un pauvre esclave de
labour, comme l'avait été notre aïeul Guilhern, se donnant comme
Messie et libérateur de la Gaule, de même que Jésus de Nazareth s'était
donné comme Messie et libérateur de la Judée, poursuivit avec une
patriotique ardeur l'oeuvre d'affranchissement commencée par le chef
des cent vallées, et continuée par Sacrovir, Vindex, Civilis et tant
d'autres héros. Cet esclave laboureur, nommé MARIK, âgé de
vingt-cinq ans à peine, robuste, intelligent, d'une héroïque bravoure,
était affilié aux Enfants du Gui; nos vénérés druides, toujours
persécutés, avaient parcouru la Gaule pour exciter les tièdes, calmer les
impatients et prévenir chacun du terme fixé pour le soulèvement. Il
éclate; Marik, à la tête de dix mille esclaves, paysans comme lui, armés
de fourches et de faux, attaque, sous les murs de Lyon, les troupes
romaines de Vitellius. Cette première tentative avorte; les insurgés sont
presque entièrement détruits par l'armée romaine, trois fois supérieure
en nombre. Loin d'accabler les insurgés gaulois, cette défaite les exalte;
des populations entières se soulèvent à la voix des druides prêchant la
guerre sainte: les combattants semblent sortir des entrailles de la terre;
Marik se voit bientôt à la tête d'une nombreuse armée. Doué par les

dieux du génie militaire, il discipline ses troupes, les encourage, leur
inspire une confiance aveugle, marche vers les bords du Rhin, où
campait, protégée par ses retranchements, la réserve de l'armée romaine,
l'attaque, la bat, et force des légions entières, qu'il fait prisonnières, à
changer leurs enseignes pour notre antique coq gaulois. Ces légions
romaines, devenues presque nos compatriotes par leur long séjour dans
notre pays, entraînées par l'ascendant militaire de Marik, se joignent à
lui, combattent les nouvelles cohortes romaines venues d'Italie, les
dispersent ou les anéantissent. L'heure de la délivrance de la Gaule
allait sonner... Marik tombe entre les mains de l'immonde empereur
Vespasien, par une lâche trahison... Ce nouveau héros de la Gaule,
criblé de blessures, est livré aux animaux du cirque, comme notre aïeul
Sylvest.
La mort de ce martyr de la liberté exaspéra les populations; sur tous les
points de la Gaule, de nouvelles insurrections éclatent. La parole de
Jésus de Nazareth, proclamant l'esclave l'égal de son maître,
commence à
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