La vie littéraire | Page 4

Anatole France
soyons délicat, choisissons, et, comme ce seigneur
d'une des comédies de Shakespeare, disons à notre libraire: «Je veux
qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.»
Je ne me flatte pas que ce petit livre ait rien d'amoureux ni qu'il mérite
une belle reliure. Mais on y trouvera, vous le savez, cher monsieur, une
parfaite sincérité (le mensonge veut un talent que je n'ai pas), beaucoup
d'indulgence et quelque naturelle amitié pour le beau et le bien.
C'est pourquoi j'ose vous l'offrir, cher monsieur, comme un trop faible
témoignage de gratitude, d'estime et de sympathie.
A.F.

HAMLET À LA COMÉDIE-FRANÇAISE
«Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d'anges bercent par
leurs chants ton sommeil!» Voilà ce que, mardi, à minuit, nous disions
avec Horatio au jeune Hamlet, en sortant du Théâtre-Français. Aussi
bien, nous devions souhaiter une bonne nuit à qui nous avait fait passer
une belle soirée. Oui, c'est un aimable prince que le prince Hamlet. Il
est beau, il est malheureux; il sait tout et ne sait que faire. Il est digne
d'envie et de pitié. Il est plus mauvais et meilleur que chacun de nous.
C'est un homme, c'est l'homme, c'est tout l'homme. Et il y avait bien
dans la salle comble, je vous jure, vingt personnes pour sentir cela.
«Bonne nuit, aimable prince!» On ne peut vous quitter sans avoir la tête
pleine de vous, et voilà trois jours que je n'ai de pensées que les vôtres.

J'ai senti à vous voir une joie triste, mon prince. Et cela est plus qu'une
joie joyeuse. Je vous dirai tout bas que la salle m'a semblé un peu
distraite et légère: il faut ne pas trop s'en plaindre et ne pas s'en étonner
du tout. C'était une salle composée de Français et de Françaises. Vous
n'étiez pas en habit de soirée, vous n'aviez point une intrigue amoureuse
dans le monde de la haute finance et vous ne portiez point une fleur de
gardénia à votre boutonnière. C'est pourquoi les dames toussaient un
peu, dans leur loge, en mangeant des fruits glacés; vos aventures ne
pouvaient pas les intéresser. Ce ne sont point des aventures mondaines;
ce ne sont que des aventures humaines. Vous forcez les gens à penser,
et c'est un tort qu'on ne vous pardonnera point ici. Pourtant, il y avait çà
et là, dans la salle, quelques esprits que vous avez profondément
remués. En leur parlant de vous, vous leur parliez d'eux-mêmes. C'est
pourquoi ils vous préfèrent à tous les autres êtres créés, comme vous,
par le génie. Un heureux hasard me plaça, dans la salle, auprès de M.
Auguste Dorchain. Il vous comprend, mon prince, comme il comprend
Racine, parce qu'il est poète. Je crois vous comprendre un peu aussi,
parce que je viens de la mer... Oh! ne craignez pas que je dise que vous
êtes deux océans. Ce sont là des mots, des mots, et vous ne les aimez
pas. Non, je veux dire seulement que je vous comprends, parce qu'après
deux mois de repos et d'oubli au milieu de larges horizons, je suis
devenu très simple et très accessible à ce qui est vraiment beau, grand
et profond. Dans notre Paris, l'hiver, on se prend de goût volontiers
pour les jolies choses, pour les coquetteries à la mode et les gentillesses
compliquées des petites écoles. Mais le sentiment s'élève et s'épure
dans la féconde oisiveté des promenades agrestes, au milieu des grands
horizons des champs et de la mer. Quand on en revient, on est tout
préparé pour l'intimité du sauvage génie d'un Shakespeare. C'est
pourquoi vous avez été le bienvenu, prince Hamlet; c'est pourquoi
toutes vos pensées errent confusément sur mes lèvres et m'enveloppent
de terreur, de poésie et de tristesse. Vous avez vu: on s'est demandé,
dans la Revue bleue et ailleurs, d'où vous venait votre mélancolie. On
l'a justement jugée si profonde, qu'on n'a pas cru que les catastrophes
domestiques les plus épouvantables eussent suffi à la former dans toute
son étendue. Un économiste très distingué, M. Émile de Laveleye, a
pensé que ce devait être une tristesse d'économiste. Et il a fait un article
exprès pour le démontrer. Il a donné à entendre que son ami Lanfrey et

lui-même en avaient éprouvé une semblable après le coup d'État de
1851, et que vous avez souffert plus que toutes choses, prince Hamlet,
du mauvais état où l'usurpateur Claudius avait mis, de votre temps, les
affaires du Danemark.
Je crois qu'en effet vous aviez grand souci des destinées de votre patrie,
et j'applaudis aux paroles que prononça Fortinbras quand il ordonna à
quatre capitaines de porter votre corps sur un lit d'honneur, comme on
fait pour les soldats. «Si Hamlet avait vécu, s'écria-t-il, il se serait
montré un généreux roi.» Pourtant, je ne pense pas que votre
mélancolie fût tout
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