La vie littéraire | Page 3

Anatole France
et des bibliographes. Son dessin n'est pas
plus grand que le creux de la main, mais qui l'a vu une fois ne peut plus
l'oublier. Vous le trouverez dans une suite de caricatures qu'il publia
lors de la guerre de Crimée, sous ce titre: la Sainte Russie, et qui n'est
pas, je dois le dire, la plus heureuse inspiration de son talent et de son
patriotisme.
Il faut voir ce Nestor. Il est dans sa cellule avec ses livres et ses papiers.
Assis comme un homme qui aime à s'asseoir, la tête enfoncée dans son
capuchon, le nez sur sa table, il écrit. Tout le pays alentour est livré au
massacre et à l'incendie. Les flèches obscurcissent l'air. Le couvent
même de Nestor est si furieusement assailli que des pans de mur
s'écroulent de toutes parts. Le bon moine écrit. Sa cellule, épargnée par
miracle, reste accrochée à un pignon comme une cage à une fenêtre.
Des archers s'entassent sur ce qui reste des toits, marchent comme des
mouches le long des murs et tombent comme la grêle sur le sol hérissé
de lances et d'épées. On se bat jusque dans sa cheminée; il écrit. Une
commotion terrible renverse son encrier; il écrit encore. Voilà ce que
c'est que de vivre dans les bouquins! Voilà le pouvoir des paperasses!
Les bibliothèques abritent encore aujourd'hui quelques sages
semblables au moine Nestor. Ils y viennent accomplir le travail de
patience qui remplit leur vie et qui comble leur âme; ils ne manquent
pas une séance, même dans les jours de troubles et de révolution.
Ils sont heureux. N'en parlons plus. Mais j'en connais plusieurs, d'un
esprit fort différent. Ceux-ci cherchent dans les livres toutes sortes de
beaux secrets sur les hommes et les choses. Ils cherchent toujours et
leur esprit ne demeure jamais en repos. Si les livres apportent la paix
aux pacifiques, ils troublent les âmes inquiètes. Je sais, pour ma part,

beaucoup d'âmes inquiètes. Elles ont tort de se plonger dans trop de
lecture. Voyez, par exemple, ce qu'il advint à don Quichotte pour avoir
dévoré les quatre volumes d'Amadis de Gaule et une douzaine d'autres
beaux romans. Ayant lu des récits enchanteurs, il crut aux
enchantements. Il crut que la vie était aussi belle que les contes, et il fit
mille folies qu'il n'aurait point faites, s'il n'avait pas eu l'esprit de lire.
Un livre est, selon Littré, la réunion de plusieurs cahiers de pages
manuscrites ou imprimées. Cette définition ne me contente pas. Je
définirais le livre une oeuvre de sorcellerie d'où s'échappent toutes
sortes d'images qui troublent les esprits et changent les coeurs. Je dirai
mieux encore: le livre est un petit appareil magique qui nous transporte
au milieu des images du passé ou parmi des ombres surnaturelles. Ceux
qui lisent beaucoup de livres sont comme des mangeurs de haschisch.
Ils vivent dans un rêve. Le poison subtil qui pénètre leur cerveau les
rend insensibles au monde réel et les jette en proie à des fantômes
terribles ou charmants. Le livre est l'opium de l'Occident. Il nous
dévore. Un jour viendra où nous serons tous bibliothécaires, et ce sera
fini.
Aimons les livres comme l'amoureuse du poète aimait son mal.
Aimons-les; ils nous coûtent assez cher. Aimons-les; nous en mourons.
Oui, les livres nous tuent. Croyez-m'en, moi qui les adorai, moi qui me
donnai longtemps à eux sans réserve. Les livres nous tuent. Nous en
avons trop et de trop de sortes. Les hommes ont vécu de longs âges
sans rien lire, et c'est précisément le temps où ils firent les plus grandes
choses et les plus utiles, car c'est le temps où ils passèrent de la barbarie
à la civilisation. Pour être sans livres, ils n'étaient pas alors tout à fait
dénués de poésie et de morale; ils savaient par coeur des chansons et de
petits catéchismes. Dans leur enfance les vieilles femmes leur contaient
Peau-d'Âne et le Chat botté, dont on a fait beaucoup plus tard des
éditions pour les bibliophiles. Les premiers livres furent de grosses
pierres, couvertes d'inscriptions en style administratif et religieux.
Il y a longtemps de cela. Quels effroyables progrès nous avons
accompli depuis lors! Les livres se sont multipliés d'une façon
merveilleuse au XVIe siècle et au XVIIIe. Aujourd'hui la production en

est centuplée. Voici qu'on publie, seulement à Paris, cinquante volumes
par jour; sans compter les journaux. C'est une orgie monstrueuse. Nous
en sortirons fous. La destinée de l'homme est de tomber successivement
dans des excès contraires. Au moyen âge, l'ignorance enfantait la peur.
Il régnait alors des maladies mentales que nous ne connaissons plus.
Maintenant, nous courons, par l'étude, à la paralysie générale. N'y
aurait-il pas plus de sagesse et d'élégance à garder la mesure?
Soyons des bibliophiles et lisons nos livres; mais ne les prenons point
de toutes mains;
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