pour moi. Il me sera permis de 
payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m'accueillit dans mon 
obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies charmantes, 
de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes humbles succès. 
Il était plus un ami qu'un éditeur. Bien d'autres lui rendront un 
semblable témoignage. Pour moi, c'est du plus profond de mon coeur 
que je m'associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses fils, 
ainsi qu'aux regrets profond de tous ses collaborateurs. 
Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic 
Halévy écrivait ces lignes que je veux citer: 
«Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents, 
les plus droits que j'aie jamais connus. 
Resté jeune jusqu'à la dernière heure de sa vie, il possédait cette grande 
vertu sans laquelle la vie n'a véritablement aucun sens: la passion du 
travail. On peut dire qu'il a eu deux familles. Sa famille de coeur, 
d'abord: sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si 
tendrement aimés par lui... Et comme cette tendresse lui était rendue! 
Puis ce que j'appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la rue 
Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet immense 
magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu de ses 
employés; il était vraiment pour eux le patron, dans le vieux sens, dans 
le bon sens du mot. D'ailleurs, il en était des employés comme des 
auteurs; ils quittaient bien rarement la maison. J'ai vu arriver, il y a une 
trentaine d'années, dans la librairie de la rue Vivienne, des enfants qui 
rangeaient des livres et faisaient des paquets; je les vois aujourd'hui, rue 
Auber, grisonnants et devenus, dans des situations importantes, des 
hommes tout à fait distingués. Et cela grâce à celui qu'ils continuaient à 
appeler le patron. 
Plus heureux que son frère Michel qui n'avait pas d'enfants, Calmann 
Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que son
oeuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne 
pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d'un demi-siècle de 
travail et d'honneur.» 
C'est de tout coeur que je m'associe aux sentiments si bien exprimés par 
M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque 
connaissance, étant déjà ancien dans la «copie» et dans les livres. Du 
vivant de M. Calmann Lévy, j'ai vu ses trois fils le seconder en son 
vaste et délicat travail d'éditeur. J'ai vu M. Paul Calmann, formé dès 
l'enfance par l'oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires, 
suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous regrettons, 
mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience, combien MM. 
Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d'un commerce agréable et 
sûr. Certes l'héritage de travail et d'honneur laissé par leur père ne 
saurait être mieux placé qu'en leurs mains. 
A. F. 
Mai 1892. 
 
MADAME ACKERMANN. 
J'ai eu l'honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir. 
Je la voyais à ses échappées de Nice, l'été, dans sa petite chambre de la 
rue des Feuillantines qu'emplissaient l'ombre et le reflet pâle des grands 
arbres. C'était une vieille dame d'humble apparence. Le grossier tricot 
de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs, dernière 
parure, qu'elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les autres. 
Sa personne, sa mise, son attitude annonçaient un mépris immémorial 
des voluptés terrestres et l'on sentait, dès l'abord, que cette dame avait 
été brouillée de tout temps avec la nature. 
--Quoi! s'écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui 
passait dans la rue, c'est là madame Ackermann? elle ressemble à une 
loueuse de chaises. 
Et il est vrai qu'elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle
pensait fortement et son âme audacieuse s'était affranchie des vaines 
terreurs qui dominent le commun des hommes. 
Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments--elle 
nous l'a dit--étaient ceux qu'elle passait, assise dans un coin du jardin, à 
regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes. Comme 
beaucoup d'enfants intelligents, elle eut grand'peine à apprendre à lire. 
Le catéchisme la rendit à moitié folle d'épouvante. Quand elle fut un 
peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui 
expliquer la doctrine chrétienne; elle suivit cet enseignement avec une 
extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout à 
fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à Berlin, 
chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt, 
Varnhagen, Jean Müller, Boekh, des savants, des philosophes. Son 
esprit était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle 
ce pessimisme profond qui a éclaté depuis. 
Là, elle fut aimée d'un    
    
		
	
	
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