que dans le vide et qu'un grain de 
sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en songeant 
jusqu'où ce grain de sable peut entraîner une cervelle mathématique. 
Pensez à Pascal!
L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en l'air. On 
veut l'appuyer sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique. Il n'y a pas de 
sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie. L'achèvement des sciences 
n'a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont l'oeuvre 
est une prophétie. Quand la biologie sera constituée, c'est-à-dire dans 
quelques millions d'années, on pourra peut-être construire une 
sociologie. Ce sera l'affaire d'un grand nombre de siècles; après quoi, il 
sera loisible de créer sur des bases solides une science esthétique. Mais 
alors notre planète sera bien vieille et touchera aux termes de ses 
destins. Le soleil, dont les taches nous inquiètent déjà, non sans raison, 
ne montrera plus à la terre qu'une face d'un rouge sombre et fuligineux, 
à demi-couverte de scories opaques, et les derniers humains, retirés au 
fond des mines, seront moins soucieux de disserter sur l'essence du 
beau que de brûler dans les ténèbres leurs derniers morceaux de houille, 
avant de s'abîmer dans les glaces éternelles. 
Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement 
universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est vrai, 
favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un préjugé, et 
nullement par choix et par l'effet d'une préférence spontanée. Les 
oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'examine. 
On les reçoit comme un fardeau précieux, qu'on passe à d'autres sans y 
regarder. Croyez-vous vraiment qu'il y ait beaucoup de liberté dans 
l'approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même 
aux classiques français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage 
contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre? N'est-il pas 
déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet 
ouvrage, dont la principale est l'esprit d'imitation, si puissant chez 
l'homme et chez l'animal? Cet esprit d'imitation nous est nécessaire 
pour vivre sans trop d'égarement; nous le portons dans toutes nos 
actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions seraient 
en matière d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne sont. C'est 
par lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, a trouvé 
d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand nombre. 
Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne font qu'obéir. Ils 
n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère aucun. Et par leur 
nombre ils font la gloire. Tout dépend d'un très petit commencement.
Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur naissance ont peu de 
chance de plaire un jour, et qu'au contraire les ouvrages célèbres dès le 
début gardent longtemps leur réputation et sont estimés encore après 
être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien que l'accord est le pur 
effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On en pourrait donner de 
nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un seul. Il y a une quinzaine 
d'années, dans l'examen d'admission au volontariat d'un an, les 
examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats une page 
sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée avec 
beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés.--Où ces 
militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si 
baroques et si ridicules?--Ils les avaient prises pourtant dans un très 
beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus beau 
temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de cette 
éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain termine 
le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux les 
plus estimés. «En latitude, les zones de la France se marquent aisément 
par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de Belgique 
et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur 
vigne amère du nord, etc., etc.» J'ai vu des connaisseurs rire de ce style, 
qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le plaisant qui riait le 
plus fort était un grand zélateur de Michelet. Cette page est admirable, 
mais, pour être admirée d'un consentement unanime, faut-il encore 
qu'elle soit signée. Il en va de même de toute page écrite de main 
d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a chance d'être 
loué aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des sublimités 
qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait, par exemple, 
sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une mauvaise 
lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des «raccourcis 
d'abîme» chez un de ses contemporains. Les rhapsodies d'un 
Vrain-Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie des 
sciences sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian, quand on le    
    
		
	
	
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