l'édifice lui-même--au moins dans son plan 
général et ses plus grandes lignes,--telles qu'elles nous seront 
exposées par les volumes suivants. Et puisque l'auteur a cru si utile 
à  son jeu de ne le démasquer pleinement qu'à  la fin--semblable 
à  ces prestidigitateurs qui n'annoncent leurs tours d'adresse que 
lorsqu'ils ont réussi,--la critique doit user de la tactique contraire et 
révéler du premier coup où l'on veut en venir. 
* * * * * 
Tout d'abord l'auteur a--comme on dit vulgairement--une idée de 
derrière la tête, qui est sa préoccupation dominante, quoiqu'il n'en 
dise rien ni dans son avant-propos ni dans le corps de l'ouvrage. C'est 
à  peine s'il nous la laisse entrevoir discrètement dans une allusion 
finale. 
Il s'agit pour lui, comme pour tous ceux qui aspirent à  devenir chefs 
d'école, de faire une grande révolution en philosophie. Et cette 
révolution, il la fera d'abord contre la tyrannie devenue insupportable 
du kantisme. Plus tard, lorsqu'il se sentira plus de force et d'audace, ce 
sera contre la philosophie tout entière, des Eléates et de Platon 
jusqu'Ã   nos jours, qu'il partira en guerre. Tous les penseurs de 
l'humanité avant lui avaient, paraît il, ignoré la méthode; 
à  suivre pour découvrir la vérité; aucun n'avait encore su se 
placer au véritable point de vue; aussi n'avaient-ils posé que des 
«pseudo-problèmes». En un mot, ils étaient tous 
intellectualistes, et M. Bergson se proclamera antiintellectualiste. 
Cette prétention de supprimer d'un trait de plume l'expérience 
séculaire de l'humanité, lentement accumulée à  travers les 
âges par les plus grands génies, est d'ailleurs une audace 
indispensable pour quiconque veut désormais devenir chef d'école. 
Descartes et Kant avaient donné le ton et agi de même, en faisant 
table rase du passé, et en ignorant de parti pris «qu'il y eût avant 
eux des hommes qui aient pensé». 
Le procédé est donc classique: tout novateur commence par
renverser; et c'est le genre où il excelle. 
Pour le moment, le nouveau docteur ne rêve encore que de 
détrôner Kant, en terrassant le kantisme. Kant fut pourtant le 
maître de sa formation intellectuelle. Aux environs de 1880, lorsqu'il 
était sur les bancs du lycée Condorcet ou bien sur ceux de l'Ecole 
normale, la doctrine officielle de l'Alma mater était un kantisme 
rigoureux, s'en tenant à  la Critique de la Raison pure et affectant de 
dédaigner les amendements et les restaurations de la Raison 
pratique. 
Or, ce joug commençait à  peser sur les esprits. Les plus jeunes et 
les plus indépendants aspiraient à  le briser, et M. Bergson conçut 
alors son plan de destruction. Certes, il fallait du courage et de l'audace 
pour renverser l'idole. M. Bergson aura l'un et l'autre, mais il saura les 
allier à  une prudence consommée. Il gardera fidèlement le secret 
du complot et n'en fera l'aveu que le jour où l'idole vermoulue sera 
remplacée par une autre, car--suivant un mot célèbre--on ne 
détruit que ce que l'on remplace. 
Dans le cours de ce premier volume, on trouvera bien des traits 
acérés contre le kantisme, mais ils ne visent guère que des 
détails du système. A l'avant-dernière page de la conclusion 
seulement, il laisse entendre son dessein de s'attaquer au fondement 
lui-même de ce système qui interdit à  l'esprit humain l'entrée 
dans le domaine du réel et de l'absolu. 
«Kant, déclare M. Bergson, a mieux aimé ... élever une 
barrière infranchissable entre le monde des phénomènes, qu'il 
livre tout entier à  notre entendement, et celui des choses en soi, dont 
il interdit l'entrée. Mais peut-être cette distinction est-elle trop 
tranchée et cette barrière plus aisée à  franchir qu'on ne le 
suppose.»[11] 
Nous verrons bientôt comment M. Bergson espère la franchir 
aisément, grâce à  sa théorie de l'Intuition supra-intellectuelle. 
Et lorsqu'il aura réussi, ou cru réussir sa savante manœuvre, nous 
l'entendrons faire triomphalement cette profession de foi anti-kantiste:
«Dans l'absolu nous sommes, nous circulons et vivons. La 
connaissance, que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non 
pas extérieure ou relative. C'est l'être même, dans ses profondeurs, 
que nous atteignons par le développement combiné et progressif 
de la science et de la philosophie.»[12] 
De l'autre côté de l'Océan, fera écho W. James, en traitant 
dédaigneusement la Critique de la raison pure comme «le plus rare 
et le plus compliqué de tous les vieux musées de bric-à -brac». 
Et cette irrévérence à  l'égard du vieux maître déchu ne 
soulèvera pas, même en France, la moindre protestation indignée. 
Au contraire, la Revue philosophique avouera, en gémissant, que 
c'est là  «une conclusion à  laquelle la presque totalité des 
philosophes est déjà  venue avec éclat»[13]. 
Quoi qu'il en soit, dès le début, M. Bergson refuse de respecter    
    
		
	
	
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