le léviathan, le kraken et le grand serpent de mer, etc. Le nom 
qu'on donne au désert, «le pays de la peur,» on aurait pu le donner au 
grand désert maritime. Les plus hardis navigateurs, Phéniciens et 
Carthaginois, les Arabes conquérants qui voulaient englober le monde, 
attirés par les récits du pays de l'or et des Hespérides, dépassent la 
Méditerranée, se lancent sur la grande mer, mais s'y arrêtent bientôt. La 
ligne sombre, éternellement couverte de nuages, qu'on rencontre avant 
l'équateur, leur impose. Ils s'arrêtent. Ils disent: «C'est la mer des 
Ténèbres.» Et ils retournent chez eux.
«Il y aurait de l'impiété à violer ce sanctuaire. Malheur à celui qui 
suivrait sa curiosité sacrilège! On a vu, aux dernières îles, un colosse, 
une menaçante figure qui disait: «N'allez pas plus loin.» 
* * * 
Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde ne diffèrent en rien de 
ce qu'on peut voir toujours des émotions du novice, de la simple 
personne qui, venue de l'intérieur, tout à coup aperçoit la mer. On peut 
dire que tout être qui en a la surprise, ressent cette impression. Les 
animaux, visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque, lasse et 
débonnaire, l'eau traîne mollement au rivage, le cheval n'est pas rassuré; 
il frémit et souvent refuse de passer le flot languissant. Le chien recule 
et aboie, injurie à sa manière la lame dont il a peur. Jamais il ne fait la 
paix avec l'élément douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur 
nous raconte que les chiens du Kamtchatka, habitués à ce spectacle, 
n'en sont pas moins effrayés, irrités. En grandes bandes, par milliers, 
dans les longues nuits, ils hurlent contre la vague hurlante, et font 
assaut de fureur avec l'océan du Nord. 
* * * 
L'introduction naturelle, le vestibule de l'Océan, qui prépare à le bien 
sentir, c'est le cours mélancolique des fleuves du Nord-Ouest, les vastes 
sables du Midi, ou les landes de Bretagne. Toute personne qui va à la 
mer par ces voies est très-frappée de la région intermédiaire qui 
l'annonce. Le long de ces fleuves, c'est un vague infini de joncs, 
d'oseraies, de plantes diverses, qui, par les degrés des eaux mêlées et 
peu à peu saumâtres, deviennent enfin marines. Dans les landes, c'est, 
avant la mer, une mer préalable d'herbes rudes et basses, fougères et 
bruyères. Étant encore à une lieue, deux lieues, vous remarquez les 
arbres chétifs, souffreteux, rechignés, qui annoncent à leur manière par 
des attitudes, j'allais dire par des gestes étranges, la proximité du grand 
tyran, et l'oppression de son souffle. S'ils n'étaient pris par les racines, 
ils fuiraient visiblement; ils regardent vers la terre, tournent le dos à 
l'ennemi, semblent tout près de partir, en déroute, échevelés. Ils ploient, 
se courbent jusqu'au sol, et ne pouvant mieux, fixés là se tordent au 
vent des tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et étend ses
branches indéfiniment dans le sens horizontal. Sur les plages où les 
coquilles, dissoutes, élèvent une fine poussière, l'arbre en est envahi, 
englouti. Ses pores se fermant, l'air lui manque; il est étouffé, mais 
conserve sa forme et reste là arbre de pierre, spectre d'arbre, ombre 
lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la mort même. 
Bien avant de voir la mer, on entend et on devine la redoutable 
personne. D'abord, c'est un bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à 
peu tous les bruits lui cèdent et en sont couverts. On en remarque 
bientôt la solennelle alternative, le retour invariable de la même note, 
forte et basse, qui de plus en plus roule, gronde. Moins régulière 
l'oscillation du pendule qui nous mesure l'heure! Mais ici le balancier 
n'a pas la monotonie des choses mécaniques. On y sent, on croit y 
sentir la vibrante intonation de la vie. En effet, au moment du flux, 
quand la vague monte sur la vague, immense, électrique, il se mêle au 
roulement orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille êtres 
divers qu'elle apporte avec elle. Le reflux vient-il, un bruissement fait 
comprendre qu'avec les sables elle remporte ce monde de tribus fidèles, 
et le recueille en son sein. 
Que d'autres voix elle a encore! Pour peu qu'elle soit émue, ses plaintes 
et ses profonds soupirs contrastent avec le silence du morne rivage. Il 
semble se recueillir pour écouter la menace de celle qui le flattait hier 
d'un flot caressant. Que va-t-elle bientôt lui dire? Je ne veux pas le 
prévoir. Je ne veux point parler ici des épouvantables concerts qu'elle 
va donner peut-être, de ses duos avec les rocs, des basses et des 
tonnerres sourds qu'elle fait au fond des cavernes, ni de ces cris 
surprenants où l'on croit entendre: Au secours!... Non, prenons-la dans 
ses jours graves, où elle est forte sans violence. 
* * * 
Si l'enfant et l'ignorant ont toujours devant ce    
    
		
	
	
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