La guerre et la paix, Tome I | Page 3

Leo Nikoleyevich Tolstoy
tourné.
Hippolyte du moins est un imbécile paisible, tandis qu'Anatole est un
imbécile turbulent; c'est la seule différence qu'il y ait entre eux!»
Il sourit cette fois plus naturellement, plus franchement, et quelque
chose de grossier et de désagréable se dessina dans les replis de sa
bouche ridée.

«Les hommes comme vous ne devraient pas avoir d'enfants; si vous
n'étiez pas père, je n'aurais aucun reproche à vous adresser, lui dit d'un
air pensif Mlle Schérer.
--Je suis votre fidèle esclave, vous le savez; aussi est-ce à vous seule
que je puis me confesser; mes enfants ne sont pour moi qu'un lourd
fardeau et la croix de mon existence; c'est ainsi que je les accepte. Que
faire?...» Et il se tut, en exprimant par un geste sa soumission à la
destinée.
Anna Pavlovna parut réfléchir.
«N'avez-vous jamais songé à marier votre fils prodigue, Anatole? Les
vieilles filles ont, dit-on, la manie de marier les gens; je ne crois pas
avoir cette faiblesse, et pourtant j'ai une jeune fille en vue pour lui, une
parente à nous, la princesse Bolkonsky, qui est très malheureuse auprès
de son père.»
Le prince Basile ne dit rien, mais un léger mouvement de tête indiqua
la rapidité de ses conclusions, rapidité familière à un homme du monde,
et son empressement à enregistrer ces circonstances dans sa mémoire.
«Savez-vous bien que cet Anatole me coûte quarante mille roubles par
an? soupira-t-il en donnant un libre cours à ses tristes pensées. Que
sera-ce dans cinq ans, s'il y va de ce train? Voilà l'avantage d'être
père!... Est-elle riche, votre princesse?
--Son père est très riche et très avare! Il vit chez lui, à la campagne.
C'est ce fameux prince Bolkonsky auquel on a fait quitter le service du
vivant de feu l'empereur et qu'on avait surnommé «le roi de Prusse». Il
est fort intelligent, mais très original et assez difficile à vivre. La
pauvre enfant est malheureuse comme les pierres. Elle n'a qu'un frère,
qui a épousé depuis peu Lise Heinenn et qui est aide de camp de
Koutouzow. Vous le verrez tout à l'heure.
--De grâce, chère Annette, dit le prince en saisissant tout à coup la main
de Mlle Schérer, arrangez-moi cette affaire, et je serai à tout jamais le
plus fidèle de vos esclafes, comme l'écrit mon starost[4] au bas de ses

rapports. Elle est de bonne famille et riche, c'est juste ce qu'il me faut.»
Et là-dessus, avec la familiarité de geste élégante et aisée qui le
distinguait, il baisa la main de la demoiselle d'honneur, puis, après
l'avoir serrée légèrement, il s'enfonça dans son fauteuil en regardant
d'un autre côté.
«Eh bien, écoutez, dit Anna Pavlovna, j'en causerai ce soir même avec
Lise Bolkonsky. Qui sait? cela s'arrangera peut-être! Je vais faire, dans
l'intérêt de votre famille, l'apprentissage de mon métier de vieille fille.
II
Le salon d'Anna Pavlovna s'emplissait peu à peu: la fine fleur de
Pétersbourg y était réunie; cette réunion se composait, il est vrai, de
personnes dont le caractère et l'âge différaient beaucoup, mais qui
étaient toutes du même bord. La fille du prince Basile, la belle Hélène,
venait d'arriver pour emmener son père et se rendre avec lui à la fête de
l'ambassadeur d'Angleterre. Elle était en toilette de bal, avec le chiffre
de demoiselle d'honneur à son corsage. La plus séduisante femme de
Pétersbourg, la toute jeune et toute mignonne princesse Bolkonsky, y
était également. Mariée l'hiver précédent, sa situation intéressante, tout
en lui interdisant les grandes réunions, lui permettait encore de prendre
part aux soirées intimes. On y voyait aussi le prince Hippolyte, fils du
prince Basile, suivi de Mortemart, qu'il présentait à ses connaissances,
l'abbé Morio, et bien d'autres.
«Avez-vous vu ma tante?» ou bien: «Ne connaissez-vous pas ma
tante?» répétait invariablement Anna Pavlovna à chacun de ses invités
en les conduisant vers une petite vieille coiffée de noeuds gigantesques,
qui venait de faire son apparition. Mlle Schérer portait lentement son
regard du nouvel arrivé sur «sa tante» en le lui présentant, et la quittait
aussitôt pour en amener d'autres. Tous accomplissaient la même
cérémonie auprès de cette tante inconnue et inutile, qui n'intéressait
personne. Anna Pavlovna écoutait et approuvait l'échange de leurs
civilités, d'un air à la fois triste et solennel. La tante employait toujours
les mêmes termes, en s'informant de la santé de chacun, en parlant de la
sienne propre et de celle de Sa Majesté l'impératrice, «laquelle, Dieu

merci, était devenue meilleure». Par politesse, on tâchait de ne pas
marquer trop de hâte en s'esquivant, et l'on se gardait bien de revenir
auprès de la vieille dame une seconde fois dans la soirée. La jeune
princesse Bolkonsky avait apporté son ouvrage dans un ridicule de
velours brodé d'or. Sa lèvre supérieure, une ravissante petite lèvre,
ombragée d'un fin duvet, ne parvenait jamais à rejoindre
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