guerre! Elle nous trahit: c'est la Russie toute seule qui
délivrera l'Europe! Notre bienfaiteur a le sentiment de sa haute mission,
et il n'y faillira pas! J'y crois, et j'y tiens de toute mon âme! Un grand
rôle est réservé à notre empereur bien-aimé, si bon, si généreux! Dieu
ne l'abandonnera pas! Il accomplira sa tâche et écrasera l'hydre des
révolutions, devenue encore plus hideuse, si c'est possible, sous les
traits de ce monstre, de cet assassin! C'est à nous de racheter le sang du
juste! À qui se fier, je vous le demande? L'Angleterre a l'esprit trop
mercantile pour comprendre l'élévation d'âme de l'empereur Alexandre!
Elle a refusé de céder Malte. Elle attend, elle cherche une
arrière-pensée derrière nos actes. Qu'ont-ils dit à Novosiltzow? Rien!
Non, non, ils ne comprennent pas l'abnégation de notre souverain, qui
ne désire rien pour lui-même et ne veut que le bien général! Qu'ont-ils
promis? Rien, et leurs promesses mêmes sont nulles! La Prusse
n'a-t-elle pas déclaré Bonaparte invincible et l'Europe impuissante à le
combattre? Je ne crois ni à Hardenberg, ni à Haugwitz! Cette fameuse
neutralité prussienne n'est qu'un piège[3]! Mais j'ai foi en Dieu et dans
la haute destinée de notre cher empereur, le sauveur de l'Europe!»
Elle s'arrêta tout à coup, en souriant doucement à son propre
entraînement.
«Que n'êtes-vous à la place de notre aimable Wintzingerode! Grâce à
votre éloquence, vous auriez emporté d'assaut le consentement du roi
de Prusse; mais... me donnerez-vous du thé?
--À l'instant!... À propos, ajouta-t-elle en reprenant son calme, j'attends
ce soir deux hommes fort intéressants, le vicomte de Mortemart, allié
aux Montmorency par les Rohan, une des plus illustres familles de
France, un des bons émigrés, un vrai! L'autre, c'est l'abbé Morio, cet
esprit si profond!... Vous savez qu'il a été reçu par l'empereur!
--Ah! je serai charmé!... Mais dites-moi, je vous prie, continua le prince
avec une nonchalance croissante, comme s'il venait seulement de
songer à la question qu'il allait faire, tandis qu'elle était le but principal
de sa visite, dites-moi s'il est vrai que Sa Majesté l'impératrice mère ait
désiré la nomination du baron Founcke au poste de premier secrétaire à
Vienne? Le baron me paraît si nul! Le prince Basile convoitait pour son
fils ce même poste, qu'on tâchait de faire obtenir au baron Founcke par
la protection de l'impératrice Marie Féodorovna. Anna Pavlovna
couvrit presque entièrement ses yeux en abaissant ses paupières; cela
voulait dire que ni elle ni personne ne savait ce qui pouvait convenir ou
déplaire à l'impératrice.
«Le baron Founcke a été recommandé à l'impératrice mère par la soeur
de Sa Majesté,» dit-elle d'un ton triste et sec.
En prononçant ces paroles, Anna Pavlovna donna à sa figure
l'expression d'un profond et sincère dévouement avec une teinte de
mélancolie; elle prenait cette expression chaque fois qu'elle prononçait
le nom de son auguste protectrice, et son regard se voila de nouveau
lorsqu'elle ajouta que Sa Majesté témoignait beaucoup d'estime au
baron Founcke.
Le prince se taisait, avec un air de profonde indifférence, et pourtant
Anna Pavlovna, avec son tact et sa finesse de femme, et de femme de
cour, venait de lui allonger un petit coup de griffe, pour s'être permis un
jugement téméraire sur une personne recommandée aux bontés de
l'impératrice; mais elle s'empressa aussitôt de le consoler:
«Parlons un peu des vôtres! Savez-vous que votre fille fait les délices
de la société depuis son apparition dans le monde? On la trouve belle
comme le jour!»
Le prince fit un salut qui exprimait son respect et sa reconnaissance.
«Que de fois n'ai-je pas été frappée de l'injuste répartition du bonheur
dans cette vie, continua Anna Pavlovna, après un instant de silence.
Elle se rapprocha du prince avec un aimable sourire pour lui faire
comprendre qu'elle abandonnait le terrain de la politique et les
causeries de salon pour commencer un entretien intime: «Pourquoi, par
exemple, le sort vous a-t-il accordé de charmants enfants tels que les
vôtres, à l'exception pourtant d'Anatole, votre cadet, que je n'aime pas?
ajouta-t-elle avec la décision d'un jugement sans appel et en levant les
sourcils. Vous êtes le dernier à les apprécier, vous ne les méritez donc
pas...»
Et elle sourit de son sourire enthousiaste.
«Que voulez-vous? dit le prince. Lavater aurait certainement découvert
que je n'ai pas la bosse de la paternité.
--Trêve de plaisanteries! il faut que je vous parle sérieusement. Je suis
très mécontente de votre cadet, entre nous soit dit. On a parlé de lui
chez Sa Majesté (sa figure, à ces mots, prit une expression de tristesse),
et on vous a plaint.»
Le prince ne répondit rien. Elle le regarda en silence et attendit.
«Je ne sais plus que faire, reprit-il avec humeur. Comme père, j'ai fait
ce que j'ai pu pour leur éducation, et tous les deux ont mal

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