pistolets, et, adossé au gouvernail, il menaçait de brûler la cervelle à 
quiconque tenterait de s'emparer de sa personne. D'abord intimidés par 
cette attitude déterminée, les forbans reculèrent, puis ils se ruèrent, 
comme des furieux, contre l'intrépide jeune homme. Mais celui-ci fit 
feu de ses deux coups et deux pirates tombèrent; leurs compagnons 
poussèrent un cri de vengeance et fondirent en masse sur Charles, qui, 
sans perdre son sang-froid, s'était emparé d'une barre de cabestan et la 
faisait voltiger autour de lui avec une redoutable dextérité. 
Déjà son levier avait mis hors de combat nombre des assaillants, 
lorsqu'un officier du Corbeau, impatienté de cette lutte compromettante 
pour les siens, épaula une petite carabine, ajusta le fils de l'armateur et 
lâcha la détente. 
Atteint au dessous de l'omoplate, Charles laissa choir la barre de 
cabestan dont il s'était fait un si formidable auxiliaire, et s'affaissa sur le 
pont. 
VI 
Alors commença le pillage de l'Alcyon. Mais tout s'accomplit dans le 
plus grand ordre. Une discipline de fer courbait la nature sauvage de 
ces démons à face humaine. La cargaison du navire capturé passa 
rapidement sur le navire captureur. Ensuite tous les individus trouvés à 
bord de l'Alcyon, depuis le capitaine jusqu'au dernier mousse, furent 
liés deux à deux, et jetés à la mer avec un boulet de trente-six aux 
pieds.
En accomplissant cette affreuse exécution, les matelots du Corbeau ne 
riaient ni ne gémissaient. 
Ils étaient calmes, insensibles. 
Pour eux ces meurtres n'avaient rien d'odieux. C'était une coutume, un 
devoir, une nécessitée. D'ailleurs c'était la règle. 
Chaque fois que le Corbeau faisait une prise,--et cela arrivait 
fréquemment,--nul ne recevait quartier; et pas un des marins engagés 
sur les paquebots transatlantiques ne l'ignorait; aussi la réputation de la 
corvette noire était-elle en harmonie avec l'épouvante que son équipage 
inspirait. 
Ordinairement le Corbeau croisait dans le golfe Saint-Laurent, sur la 
route d'Europe en Amérique; et, comme disaient les matelots, «qui de 
près l'avait vu, plus ne le revoyait». 
VII 
Il était midi. Le soleil, voilé depuis le matin par de légères brumes, 
perçait à l'orient. Aux teintes blanchâtres de l'atmosphère succédait peu 
à peu un azur limpide, dont les réverbérations sur la nappe aqueuse se 
doraient aux tièdes rayons de l'astre du jour. 
La nature semblait sourire en déployant ses grandeurs célestes et 
marines. 
L'homme s'élevait à la contemplation de ce beau spectacle. 
Rien, à notre avis ne parle plus éloquemment à l'esprit et au coeur que 
le tableau du ciel et de la pleine mer. 
Immensité sous immensité! 
Mystère contre mystère! 
Ou suis-je? que suis-je?
Ces deux questions se pressent sur vos lèvres. 
Soyez chrétien, musulman, païen, idolâtre, déiste, panthéiste, 
polythéiste, rationaliste, matérialiste, nihiliste,--soyez ce que vous 
voudrez,--si votre vue n'a plus d'autre limite que le firmament et l'eau, 
vous rougirez de votre petitesse, et un moment, une minute, une 
seconde, vous douterez! Non, il n'y a pas de croyance humaine qui 
résiste à l'infini! Notre nature est trop bornée pour cela. 
En tout, pour comprendre, pour être fort, il nous faut du tangible, du 
palpable, du malléable. 
Nous nous impatientons malgré nous, contre ce qui cesse de frapper 
nos sens. 
Et cette impatience nous amène à dire avec Montaigne: 
--Que sais-je? 
Puis avec Shakspeare: 
--Suis-je ou ne suis-je pas! 
VIII 
La nuit vint:--nuit calme et poétique. 
A la voûte céleste couraient des petits nuages diaphanes, derrières 
lesquels la lune mirait son disque argenté. Plus uni qu'une glace était 
l'Océan, réfléchissant, dans sa transparence, la coupole de l'empirée. 
O nuit d'amour, de langueur, de volupté! 
Cependant une masse sombre, informe, se dressait au milieu de 
l'Atlantique. 
L'onde clapotait à petit bruit autour, et formait de légères franges 
d'écume, qui allaient en dégradant insensiblement, et finissaient par se 
confondre dans le bleu de la plaine liquide.
Cette masse, c'était la carcasse de l'Alcyon. 
Après avoir dépouillé le brick, les corsaires l'avaient abandonné à la 
grâce de Dieu. 
Et toujours l'onde clapotait à petit bruit autour et formait de légères 
franges d'écume, qui allaient en dégradant insensiblement, et finissaient 
par se perdre dans le bleu de la plaine liquide. 
Tout était morne, silencieux à bord de l'Alcyon, pauvre navire si gai la 
veille, si fringant, si animé! 
On eût dit d'une tombe placée sur une autre tombe! 
Mais écoutez! 
Ce n'est pas un murmure des vagues, ce n'est pas un soupir de la brise, 
pas le cri d'un oiseau de nuit, c'est un gémissement humain! 
Et toujours l'onde clapote à petit bruit autour de l'Alcyon, et forme des 
franges d'écume neigeuse, qui vont se dégradant et finissent par se 
perdre dans le bleu de la plaine liquide! 
C'est un gémissement humain! 
Je croyais pourtant que le Corbeau n'avait pas laissé créature vivante à 
bord de l'Alcyon. 
Mais le gémissement recommence; un homme se soulève péniblement 
près du gouvernail, il passe la main sur son front, il interroge    
    
		
	
	
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