La comtesse de Rudolstadt | Page 2

George Sand
montré sous son véritable jour, Voltaire commençait à se
désillusionner singulièrement de la Prusse. Il était là dans sa loge entre
d'Argens et La Mettrie, ne faisant plus semblant d'aimer la musique,
qu'il n'avait jamais sentie plus que la véritable poésie. Il avait des
douleurs d'entrailles et il se rappelait mélancoliquement cet ingrat
public des brûlantes banquettes de Paris, dont la résistance lui avait été
si amère, dont les applaudissements lui avaient été si doux, dont le
contact, en un mot, l'avait si terriblement ému qu'il avait juré de ne plus
s'y exposer, quoiqu'il ne put s'empêcher d'y songer sans cesse et de
travailler pour lui sans relâche.
Ce soir-là pourtant le spectacle était excellent. On était en carnaval;
toute la famille royale, même les margraves mariés au fond de
l'Allemagne, était réunie à Berlin. On donnait le Titus de Métastase et
de Hasse, et les deux premiers sujets de la troupe italienne, le Porporino
et la Porporina, remplissaient les deux premiers rôles.
Si nos lectrices daignent faire un léger effort de mémoire, elles se
rappelleront que ces deux personnages dramatiques n'étaient pas mari
et femme comme leur nom de guerre semblerait l'indiquer; mais que le
premier était le signor Uberti, excellent contralto, et le second, la
Zingarella Consuelo, admirable cantatrice, tous deux élèves du
professeur Porpora, qui leur avait permis, suivant la coutume italienne
du temps, de porter le glorieux nom de leur maître.
Il faut avouer que la signora Porporina ne chantait pas en Prusse avec
tout l'élan dont elle s'était sentie capable dans des jours meilleurs.
Tandis que le limpide contralto de son camarade résonnait sans
défaillance sous les voûtes de l'Opéra berlinois, à l'abri d'une existence
assurée, d'une habitude de succès incontestés, et d'un traitement
invariable de quinze mille livres de rente pour deux mois de travail; la
pauvre Zingarella, plus romanesque peut-être, plus désintéressée à coup
sûr, et moins accoutumée aux glaces du Nord et à celles d'un public de
caporaux prussiens, ne se sentait point électrisée, et chantait avec cette
méthode consciencieuse et parfaite qui ne laisse pas de prise à la

critique, mais qui ne suffit pas pour exciter l'enthousiasme.
L'enthousiasme de l'artiste dramatique et celui de l'auditoire ne peuvent
se passer l'un de l'autre. Or il n'y avait pas d'enthousiasme à Berlin sous
le glorieux règne de Fréderic le Grand. La régularité, l'obéissance, et ce
qu'on appelait au dix-huitième siècle et particulièrement chez Frédéric
la raison, c'étaient là les seules vertus qui pussent éclore dans cette
atmosphère pesée et mesurée de la main du roi. Dans toute assemblée
présidée par lui, on ne soufflait, on ne respirait qu'autant que le roi
voulait bien le permettre. Il n'y avait dans toute cette masse de
spectateurs qu'un spectateur libre de s'abandonner à ses impressions, et
c'était le roi. Il était à lui seul tout le public, et, quoiqu'il fût bon
musicien, quoiqu'il aimât la musique, toutes ses facultés, tous ses goûts
étaient subordonnés à une logique si glacée, que le lorgnon royal
attaché à tous les gestes et, on eût dit, à toutes les inflexions de voix de
la cantatrice, au lieu de la stimuler, la paralysait entièrement.
Bien lui prenait, au reste, de subir cette pénible fascination. La moindre
dose d'inspiration, le moindre accès d'entraînement imprévu, eussent
probablement scandalisé le roi et la cour; tandis que les traits savants et
difficiles, exécutés avec la pureté d'un mécanisme irréprochable,
ravissaient le roi, la cour et Voltaire. Voltaire disait, comme chacun sait:
«La musique italienne l'emporte de beaucoup sur la musique française,
parce qu'elle est plus ornée, _et que la difficulté vaincue est au moins
quelque chose_.» Voilà comme Voltaire entendait l'art. Il eût pu dire
comme un certain plaisant de nos jours, à qui l'on demandait s'il aimait
la musique: Elle ne me gêne pas précisément.
Tout allait fort bien, et l'opéra arrivait sans encombre au dénoûment; le
roi était fort satisfait, et se tournait de temps en temps vers son maître
de chapelle pour lui exprimer d'un signe de tête son approbation; il
s'apprêtait même à applaudir la Porporina à la fin de sa cavatine, ainsi
qu'il avait la bonté de le faire en personne et toujours judicieusement,
lorsque, par un caprice inexplicable, la Porporina, au milieu d'une
roulade brillante qu'elle n'avait jamais manquée, s'arrêta court, fixa des
yeux hagards vers un coin de la salle, joignit les mains en s'écriant: _O
mon Dieu!_ et tomba évanouie tout de son long sur les planches.
Porporino s'empressa de la relever, il fallut l'emporter dans la coulisse,

et un bourdonnement de questions, de réflexions et de commentaires
s'éleva dans la salle. Pendant cette agitation le roi apostropha le ténor
resté en scène, et, à la faveur du bruit qui couvrait sa voix:
«Eh bien, qu'est-ce que c'est? dit-il de son ton bref et impérieux;
qu'est-ce que cela
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