La canne de M. de Balzac | Page 9

Mme Émile de Girardin
pauvres mères, contraintes à rester assises sur une banquette toute la soirée, sont alertes à la conversation. Le premier causeur qui traverse la salle de danse est bien vite saisi au passage, elles l'attrapent au vol; elles s'ennuient tant!...
--Comme vous venez tard! dit celle-ci.
M. Legrand ne répondit point; deux hommes placés devant lui, lui dérobaient entièrement la vue du bal.--Il était furieux; il se sentait si petit, si tristement perdu dans la foule!
--Vous arrivez? poursuivit la mère en turban; vous n'avez pas encore vu le phénix dont chacun s'entretient ici?
Puis, s'établissant dans cette plaisanterie, elle ajouta:
--Nous avions la compagnie du Phénix, maintenant voici le phénix de la compagnie.
M. Legrand ne go?ta point ce jeu de mots.
--Je ne sais de quel phénix vous voulez parler, madame, répondit-il froidement.
--De l'Apollon, du Céladon, de l'Adonis, de la coqueluche de toutes ces dames.
--Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre Apollon, votre Céladon, votre Adonis et votre coqueluche, madame.
La mère en turban fut blessée de l'affectation que mettait M. Legrand à répéter ses paroles, et pour se venger:
--Je pensais, dit-elle, que vous le connaissiez, puisqu'il est aussi de la maison.
Aussi était foudroyant. M. Legrand rougit.
--Le voici, poursuivit la méchante personne; quels beaux yeux! quel air noble! Le voyez-vous?
M. Legrand ne voyait rien; il avait toujours un monsieur devant lui qui lui cachait tout le bal.--Enfin, il se révolta, il franchit la foule, et, se faufilant ?à et là, il parvint jusqu'à la ma?tresse de la maison. Tancrède s'approchait d'elle dans le même instant. M. Legrand l'aper?ut--il resta médusé. Des ruisseaux de fiel lui parcoururent toutes les veines. La haine, la rage la plus féroce étincelèrent dans ses regards. Il y a des romans où l'on dépeint des nains furieux, des gnomes rageurs--eh bien, c'était cela.
Tancrède s'avan?a d'un air serein et gracieux, sans se douter que ses destins se décidaient dans ce petit corps inaper?u; et pourtant, par cette seule présence, tout son avenir venait d'être changé.
En vain il se réjouissait depuis une heure de se voir si bien accueilli, d'avoir pour protecteur un homme qui pouvait, par ses relations, l'aider dans sa fortune;--en vain il se préparait une douce coquetterie avec la nièce de la maison, en vain il formait les plus beaux projets--tout sera détruit, bouleversé par un petit être inutile qu'il n'a pas même vu entrer et qu'il ne verra pas sortir.
? fatalité! c'est la vie.--Une petite pierre roulante fera s'abattre un fier coursier; un sot indiscret ou méchant fait avorter les plans sublimes d'un héros.
--Vous ne m'avez point oublié, n'est-ce pas, madame? dit Tancrède à madame Poirceau. Voici la sixième contredanse, celle que vous avez bien voulu m'accorder.
Le petit homme entendit cela et bondit.
--Vous n'êtes point de ceux qu'on oublie, répond madame Poirceau.
à ces mots, le petit homme rebondit.
Madame Poirceau n'avait de sa vie prononcé une parole si gracieuse; et ce devait être alarmant.
M. Poirceau vint alors chercher Tancrède pour le présenter à un de ses amis.
--Vous ne danserez pas avec ce bellatre, dit aussit?t M. Legrand tremblant de colère.
--Moi! et pourquoi, monsieur? reprit madame Poirceau avec dignité.
--Parce qu'il me dépla?t.
--Il faudra pourtant vous accoutumer à son visage, puisque M. Poirceau le prend chez lui et qu'il vient ici à la place de M. Dupré.
--Cela ne sera pas, madame; ce fat ne remplacera pas Dupré, je ne le souffrirai pas.
--Mais, monsieur...
--Prenez-y garde, madame: il faut choisir, madame, entre ce fat ou moi. Vous m'entendez?
IL DIT.
Et le lendemain--lorsque le pauvre Tancrède se présenta chez M. Poirceau pour s'emparer de son nouvel emploi, le respectable directeur de la compagnie d'assurances contre l'incendie le re?ut avec mélancolie, et, l'ayant regardé tristement comme un ami qu'il faut quitter, lui tint à peu près ce langage:
--Mon cher monsieur Dorimont, vous voyez un homme désolé; il m'est impossible, de toute impossibilité, de vous donner la place que je vous avais promise. J'en suis vraiment bien contrarié; vous me plaisiez tant! tout ce que je savais de vous me parlait en votre faveur. Mais j'ai d? céder, j'ai d? me rendre; ma femme est une femme raisonnable, très-raisonnable, voyez-vous; elle n'est pas de ces évaporées qui aiment à tra?ner à leur char de beaux élégants, des muscadins, des gants jaunes, comme on dit aujourd'hui. Non, c'est une femme simple, qui ne cherche point à briller, et je ne vous cacherai point que votre extrême beauté l'a effarouchée.
Tancrède, à ces mots, fit un mouvement de surprise; il y pensait si peu à sa beauté! et à madame Poirceau encore moins!
--?Il n'est pas convenable, m'a-t-elle dit ce matin, continua cet excellent directeur de la compagnie d'assurances contre l'incendie, il n'est pas convenable qu'un si bel homme entre chez nous, cela ferait jaser; avec un mari vieux et infirme, une femme ne doit point admettre dans sa maison un jeune homme d'une beauté si remarquable, cela serait aller au
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