La canne de M. de Balzac | Page 8

Mme Émile de Girardin
ans, haut de quatre pieds huit pouces, employé dans l'Enregistrement. Une position honorable dans le monde, une fortune aisée, des succès dans plusieurs genres, rien n'avait pu le consoler du malheur d'être petit. Depuis l'age où il s'était avoué qu'il ne grandirait plus, cet homme était malheureux.
Tout ce qu'on imagine pour se hausser à l'?il des autres, il l'avait employé--il portait un chapeau à haute forme, des bottes à hauts talons, et se tenait droit comme une girafe; il se levait continuellement sur la pointe des pieds, comme un homme qui veut voir défiler un cortége. Cette idée de se grandir le préoccupait sans cesse; il aurait donné la moitié de sa fortune et plusieurs années de sa vie pour être un homme ordinaire, pour atteindre cinq pieds deux pouces.
Les petits hommes qui se résignent ont quelquefois beaucoup de grace; ils ont alors tous les avantages de leur taille, la souplesse, l'agilité, la légèreté; ils peuvent être ce qu'on appelle gentils. Mais les petits hommes qui se révoltent contre la lésinerie de la nature envers eux, qui luttent follement avec elle, ne peuvent jamais être gentils; ils sont ridicules, toujours ridicules, comme toutes prétentions frappées d'incapacité; de plus, ils sont méchants, malveillants, dénigrants et envieux.
Quand on parle d'un homme qui dépla?t, on dit qu'il a l'air content de lui--eh bien! je dis, moi, que je connais une chose plus déplaisante encore: c'est un homme qui a l'air mécontent de lui.
Celui-là ne vous fera grace de rien: vous ne pourrez jamais l'apaiser; les flatteries mêmes l'irritent; la politesse lui semble de la pitié, une prévenance, une charité: il est humble à désespérer, susceptible à faire mal aux nerfs; on ne sait par quel mot le prendre.--Si vous le priez à d?ner, il vous répond: ?Merci, non; je me rends justice, je suis trop maussade pour un convive.? Si vous l'engagez à venir entendre des vers, de la musique: ?Non, merci, dit-il; je suis un être trop obscur pour faire partie d'une réunion si brillante.? Si vous lui proposez une partie de campagne: ?Non, merci, répond-il; il faut de la gaieté dans ces sortes de plaisirs; invitez vos aimables, ils valent mieux que moi pour cela.? Cet homme ne jouit de rien, n'est propre à rien; il est rongé de modestie, mais d'une affreuse modestie, d'une humilité hostile qui le met en garde contre tout le monde: c'est une lèpre imaginaire qui lui fait fuir ses semblables. Cette maladie est heureusement fort rare en ce pays, et nous n'en parlons que pour la constater.
Notre monsieur était de ces gens-là, non parce qu'il se croyait sans mérite, mais parce qu'il se sentait petit, et que sans cesse il se disait à lui-même--que plus il vieillirait, plus il engraisserait et plus il para?trait petit.
Pour lui tout était gêne et souffrances. Ce petit corps renfermait un grand c?ur plein de haine, d'une belle haine aux proportions herculéennes, toujours vivace, toujours renouvelée, universelle, et cependant partiale; car, s'il détestait tous les hommes en général, il abhorrait en particulier:
1° Tout être doué d'une haute stature; il le regardait comme son ennemi, comme un voleur qui lui avait dérobé six pouces. Une grande taille lui semblait une spoliation, dont il avait droit de tirer vengeance;
2° Tout écolier de douze ans qui le dépassait de quelques lignes et que l'on ne trouvait pas trop grand pour son age;
3° Tout enfant qu'il voyait grandir et qui mena?ait de le rattraper.
Dans un salon, il n'était poursuivi que d'une idée: se placer avantageusement.
Il évitait les hommes très-grands, parce qu'auprès d'eux, il paraissait encore plus minime. Il évitait aussi les belles femmes, parce que leur majesté l'humiliait; mais ce qu'il détestait plus que tout au monde, c'était de rencontrer, ce qui était rare, un homme de sa taille!!
Oh! alors il souffrait le martyre, il se sentait appareillé; c'était affreux. Son ridicule s'attelait à celui d'un autre et se complétait; il n'y pouvait tenir. Que faisait-il alors? il prenait son chapeau, le mettait sur sa tête, et il s'en allait.
Eh bien! tout cela n'était rien; il y avait un tourment plus horrible que tous ces tourments, une malédiction qui poursuivait encore cet homme, une fatalité qui mettait le sceau à ses misères--c'était son nom. Ah! ce nom était un hasard bien cruel dans sa position. Quelle amère ironie! quel jeu du sort! quelle épigramme de la nature! quelle mauvaise plaisanterie du destin!! Ce petit homme se nommait M. Legrand.
M. Legrand arriva chez madame Poirceau à minuit moins un quart, en véritable ami de la maison; il était encore plus maussade qu'à l'ordinaire. Il n'aimait pas les bals, les soirées d'apparat, parce que ces jours-là il lui fallait quitter ses bottes à hauts talons, et qu'en souliers vernis il perdait douze lignes...
--Toujours élégant! lui dit une mère dont la fille dansait--et l'on sait que les
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 52
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.