regarda à sa montre. Il n'était encore que neuf heures et demie. Sa mère
n'était pas coiffée. Il n'hésita plus: il ôta son habit, demanda une veste,
et défia les Espagnols. Je le regardais faire en souriant, et un peu
surpris.
«Il faut soutenir l'honneur du pays», dit-il.
Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. Sa toilette, qui
l'occupait si fort tout à l'heure, n'était plus rien pour lui. Quelques
minutes avant il eût craint de tourner la tête de peur de déranger sa
cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux frisés ni à son jabot
si bien plissé. Et sa fiancée?... Ma foi, si cela eût été nécessaire, il aurait,
je crois, fait ajourner le mariage. Je le vis chausser à la hâte une paire
de sandales, retrousser ses manches, et, d'un air assuré, se mettre à la
tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats à Dyrrachium. Je
sautai la haie, et me plaçai commodément à l'ombre d'un micocoulier,
de façon à bien voir les deux camps.
Contre l'attente générale, M. Alphonse manqua la première balle; il est
vrai qu'elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par
un Aragonais qui paraissait être le chef des Espagnols.
C'était un homme d'une quarantaine d'années, sec et nerveux, haut de
six pieds, et sa peau olivâtre avait une teinte presque aussi foncée que
le bronze de la Vénus.
M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureur. «C'est cette maudite
bague, s'écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle
sûre!»
Il ôta, non sans peine, sa bague de diamants: je m'approchais pour la
recevoir; mais il me prévint, courut à la Vénus, lui passa la bague au
doigt annulaire, et reprit son poste à la tête des Illois. Il était pâle, mais
calme et résolu. Dès lors il ne fit plus une seule faute, et les Espagnols
furent battus complètement. Ce fut un beau spectacle que
l'enthousiasme des spectateurs: les uns poussaient mille cris de joie en
jetant leurs bonnets en l'air; d'autres lui serraient les mains, l'appelant
l'honneur du pays. S'il eût repoussé une invasion, je doute qu'il eût reçu
des félicitations plus vives et plus sincères. Le chagrin des vaincus
ajoutait encore à l'éclat de sa victoire.
«Nous ferons d'autres parties, mon brave, dit-il à l'Aragonais d'un ton
de supériorité; mais je vous rendrai des points.»
J'aurais désiré que M. Alphonse fût plus modeste, et je fus presque
peiné de l'humiliation de son rival.
Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir
sous sa peau basanée. Il regardait d'un air morne sa ra- quette en serrant
les dents; puis, d'une voix étouffée, il dit tout bas: Me lo pagarás.
La voix de M. de Peyrehorade troubla le triomphe de son fils; mon hôte,
fort étonné de ne point le trouver présidant aux apprêts de la calèche
neuve, le fut bien plus encore en le voyant tout en sueur, la raquette à la
main. M. Alphonse courut à la maison, se lava la figure et les mains,
remit son habit neuf et ses souliers vernis, et cinq minutes après nous
étions au grand trot sur la route de Puygarrig. Tous les joueurs de
paume de la ville et grand nombre de spectateurs nous suivirent avec
des cris de joie. À peine les chevaux vigoureux qui nous traînaient
pouvaient-ils maintenir leur avance sur ces intrépides Catalans.
Nous étions à Puygarrig, et le cortège allait se mettre en marche pour la
mairie, lorsque M. Alphonse, se frappant le front, me dit tout bas:
«Quelle brioche! J'ai oublié la bague! Elle est au doigt de la Vénus, que
le diable puisse emporter! Ne le dites pas à ma mère au moins.
Peut-être qu'elle ne s'apercevra de rien.
-- Vous pourriez envoyer quelqu'un, lui dis-je.
-- Bah! mon domestique est resté à Ille. Ceux-ci, je ne m'y fie guère.
Douze cents francs de diamants! cela pourrait en tenter plus d'un.
D'ailleurs que penserait-on ici de ma distraction? Ils se moqueraient
trop de moi. Ils m'appelleraient le mari de la statue... Pourvu qu'on ne
me la vole pas! Heureusement que l'idole fait peur à mes coquins. Ils
n'osent l'approcher à longueur de bras. Bah! ce n'est rien; j'ai une autre
bague.»
Les deux cérémonies civile et religieuse s'accomplirent avec la pompe
convenable; et mademoiselle de Puygarrig reçut l'anneau d'une modiste
de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d'un gage
amoureux. Puis on se mit à table, où l'on but, mangea, chanta même, le
tout fort longuement. Je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui
éclatait autour d'elle; pourtant elle faisait meilleure contenance que je
ne l'aurais espéré, et son embarras n'était ni de la gaucherie ni de
l'affectation.
Peut-être le courage vient-il avec les

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