La Vénus dIlle | Page 8

Prosper Mérimée
les parents de la future;
nous montâmes en calèche, et nous nous rendîmes au château éloigné
d'Ille d'environ une lieue et demie. Je fus présenté et accueilli comme
l'ami de la famille. Je ne parlerai pas du dîner ni de la conversation qui
s'ensuivit, et à laquelle je pris peu de part. M. Alphonse, placé à côté de
sa future, lui disait un mot à l'oreille tous les quarts d'heure. Pour elle,
elle ne levait guère les yeux, et, chaque fois que son prétendu lui parlait,
elle rougissait avec modestie, mais lui répondait sans embarras.
Mademoiselle de Puygarrig avait dix-huit ans; sa taille souple et
délicate contrastait avec les formes osseuses de son robuste fiancé. Elle
était non seulement belle, mais séduisante. J'admirais le naturel parfait
de toutes ses réponses; et son air de bonté, qui pourtant n'était pas
exempt d'une légère teinte de malice, me rappela, malgré moi, la Vénus
de mon hôte. Dans cette comparaison que je fis en moi-même, je me
demandais si la supériorité de beauté qu'il fallait bien accorder à la
statue ne tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse; car
l'énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en nous
un étonnement et une espèce d'admiration involontaire.
«Quel dommage, me dis-je en quittant Puygarrig, qu'une si aimable
personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme
indigne d'elle!»
En revenant à Ille, et ne sachant trop que dire à madame de
Peyrehorade, à qui je croyais convenable d'adresser quelquefois la

parole:
«Vous êtes bien esprits forts en Roussillon! m'écriai-je; comment,
madame, vous faites un mariage un vendredi! À Paris nous aurions plus
de superstition; personne n'oserait prendre femme un tel jour.
-- Mon Dieu! ne m'en parlez pas, me dit-elle, si cela n'avait dépendu
que de moi, certes on eût choisi un autre jour. Mais Peyrehorade l'a
voulu, et il a fallu lui céder. Cela me fait de la peine pourtant. S'il
arrivait quelque malheur? Il faut bien qu'il y ait une raison, car enfin
pourquoi tout le monde a-t-il peur du vendredi?
-- Vendredi! s'écria son mari, c'est le jour de Vénus! Bon jour pour un
mariage! Vous le voyez, mon cher collègue, je ne pense qu'à ma Vénus.
D'honneur! c'est à cause d'elle que j'ai choisi le vendredi. Demain, si
vous voulez, avant la noce, nous lui ferons un petit sacrifice; nous
sacrifierons deux palombes, et si je savais où trouver de l'encens...
-- Fi donc, Peyrehorade! interrompit sa femme scandalisée au dernier
point. Encenser une idole! Ce serait une abomination! Que dirait-on de
nous dans le pays?
-- Au moins, dit M. de Peyrehorade, tu me permettras de lui mettre sur
la tête une couronne de roses et de lis:
Manibus date lilia plenis.
Vous le voyez, monsieur, la charte est un vain mot. Nous n'avons pas la
liberté des cultes!»
Les arrangements du lendemain furent réglés de la manière suivante.
Tout le monde devait être prêt et en toilette à dix heures précises. Le
chocolat pris, on se rendrait en voiture à Puygarrig. Le mariage civil
devait se faire à la mairie du village, et la cérémonie religieuse dans la
chapelle du château. Viendrait ensuite un déjeuner. Après le déjeuner
on passerait le temps comme l'on pourrait jusqu'à sept heures. À sept
heures, on retournerait à Ille, chez M. de Peyrehorade, où devaient
souper les deux familles réunies. Le reste s'ensuit naturellement. Ne

pouvant danser, on avait voulu manger le plus possible.
Dès huit heures j'étais assis devant la Vénus, un crayon à la main,
recommençant pour la vingtième fois la tête de la statue, sans pouvoir
parvenir à en saisir l'expression. M. de Peyrehorade allait et venait
autour de moi, me donnait des conseils, me répétait ses étymologies
phéniciennes; puis disposait des roses du Bengale sur le piédestal de la
statue, et d'un ton tragi-comique lui adressait des voeux pour le couple
qui allait vivre sous son toit. Vers neuf heures il rentra pour songer à sa
toilette, et en même temps parut M. Alphonse, bien serré dans un habit
neuf, en gants blancs, souliers vernis, boutons ciselés, une rose à la
boutonnière.
«Vous ferez le portrait de ma femme? me dit-il en se penchant sur mon
dessin. Elle est jolie aussi.»
En ce moment commençait, sur le jeu de paume dont j'ai parlé, une
partie qui, sur-le-champ, attira l'attention de M. Alphonse. Et moi,
fatigué, et désespérant de rendre cette diabolique figure, je quittai
bientôt mon dessin pour regarder les joueurs. Il y avait parmi eux
quelques muletiers espagnols arrivés de la veille. C'étaient des
Aragonais et des Navarrois, presque tous d'une adresse merveilleuse.
Aussi les Illois, bien qu'encouragés par la présence et les conseils de M.
Alphonse, furent-ils assez promptement battus par ces nouveaux
champions. Les spectateurs nationaux étaient consternés. M. Alphonse
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