de campagne, le Grand 
Bourgeois, M. Royer-Collard: «Monsieur de Talleyrand n'invente plus, 
il se raconte.» Si j'ai inventé, je n'en tire aucune vanité, et à l'âge auquel 
je suis arrivé, on ne vit guère que de souvenirs. 
J'aime à raconter, je radote même assez volontiers, et mademoiselle 
Raucourt l'a fort bien dit au foyer de la Comédie-Française: «Si vous le 
questionnez, c'est une boite de fer-blanc dont vous ne tirerez pas un 
mot; si vous ne lui demandez rien, bientôt vous ne saurez comment 
l'arrêter, et il bavardera comme une vieille commère.» À la bonne heure, 
voilà qui est franchement dit; mais je me permettrai de citer l'opinion 
de Dumont, qui écrivait à madame R. que j'étais «délicieux en voyage 
dans le petit espace carré d'une voiture fermée.» 
Si ces notes étaient seulement destinées à me raconter, je les mettrais au 
jour; mais je n'en recueillerai ni la louange ni l'injure, et je n'ai jamais 
été mon propre thuriféraire. 
Cependant ce n'est point sans une secrète satisfaction que je donnerais 
la clef de l'énigme de ma vie. Si l'hypocrisie venait à mourir, la 
modestie devrait prendre au moins le petit deuil. 
Un doute m'arrête. Si je dis la vérité, qui voudra me croire? J'ai eu plus 
d'une fois l'occasion d'en faire l'expérience, et je songe à l'exorde du 
discours de Tibère au sénat romain: «Dois-je le dire? Comment le dire? 
Pourquoi le dire?» 
Ma vie, au cours d'une longue carrière fournie jusqu'au bout sans arrêt, 
sans trêve, sans repos, agitée par une série ininterrompue de révolutions, 
a été si intimement liée aux événements que ma biographie sera la
Chronique de l'Europe, et il est à remarquer que les événements 
historiques étonnent plus ceux qui les lisent que ceux qui en ont été les 
témoins, comme les souvenirs émeuvent davantage que les faits. Mais 
ce monde est un cercle vicieux; tout finit et tout recommence; on jouera 
toujours la même pièce, en politique comme en amour, avec d'autres 
décors et d'autres personnages. Les hommes et les choses ont changé 
avec moi depuis le temps où j'avais toutes mes plumes; j'en ai laissé un 
peu partout, des blanches et des noires, et il ne m'en reste plus guère 
qu'une pour en parler. Malgré tout, je ne me plaindrais pas d'avoir des 
souliers percés si j'avais les jambes d'aplomb, de manquer de pain si 
j'avais de l'appétit, d'être sans un sou vaillant si l'avenir était devant moi; 
enfin je ne me plaindrais de rien ni de personne si je n'avais passé le 
temps d'aimer. 
Plutarque jugeait les hommes illustres, non d'après les actes de leur vie 
publique, où ils jouent un rôle comme des comédiens sur le théâtre, 
mais d'après les faits de leur existence journalière, où ils se montrent 
tels qu'ils sont. C'est ainsi que je me raconterai et que je raconterai les 
autres, en cicérone impartial d'une galerie où je figure dans une 
compagnie un peu mêlée, et où il convient de placer chaque portrait à 
sa place dans le cadre des événements qui vont se dérouler comme un 
tableau panoramique. 
Voici le mien: 
Ce jeune abbé de vingt ans est très élégant dans son petit collet; sa 
figure, sans être belle, est singulièrement attrayante par sa physionomie 
douce, impudente et spirituelle. 
La miniature d'Isabey reproduit assez bien ce portrait à la plume de 
Madame du Barry. 
Mon vrai portrait est celui où j'ai la perruque frisée, les yeux clairs, le 
nez pointu et retroussé, la lèvre plissée, et le menton sur la dentelle du 
jabot. C'est moi, Satanas[1]. 
[Note 1: Rien en lui n'était flatteur: une face morte, sans grimace ni 
sourire, livide et marbrée de taches, sur laquelle se détachaient des
sourcils touffus ombrageant le regard perçant de ses yeux gris, le nez en 
pointe insolemment retroussé, la lèvre inférieure avançant et débordant 
sur la supérieure, et sa petite figure semblait encore diminuée sous la 
perruque frisée. Comme il avait mâché beaucoup de mépris, il s'en était 
imprégné et l'avait placé dans les deux coins pendants de sa bouche. 
Talleyrand avait la physionomie morale de son portrait.] 
Je sais à peu près ce qu'on pourra dire de moi dans un Éloge 
académique. Les opinions des cours, des salons et des journaux 
méritent d'être recueillies à titre de matériaux pour cette oraison 
funèbre: 
Le dernier Représentant du dix-huitième siècle. Le Patriarche de la 
politique. Le Vétéran de la diplomatie. Le Bourreau de l'Europe. Le 
Singe de Mazarin. Le Sosie du Cardinal Dubois. L'Abbé malgré lui. 
L'Évêque pour rire. Le Bâtard de Voltaire. La Demi-voix de Mirabeau. 
Ésope en habit de cour. L'Ambassadeur du Diable boiteux. Le 
Moutardier du Pape. Le Champion de l'Angleterre. L'Impresario de 
Napoléon. Le Cicérone d'Alexandre. L'Évangéliste de la Restauration. 
Le Porte-parapluie de Louis-Philippe, etc. 
Mes patrons sont illustres, et le dilemme de Saint Charles Borromée 
aux évêques aura    
    
		
	
	
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