un front haut,
bien encadré, avec un pli vertical, un vrai pli d'entêtement entre les
deux sourcils d'un noir de jais, tout cet ensemble lui faisait une
physionomie particulière, la physionomie d'un homme original,
personnel, très en dehors, qu'on ne pouvait oublier, lorsqu'elle avait, ne
fût-ce qu'une fois, attiré l'attention.
Quant au costume du seigneur Kéraban, c'était celui des Vieux Turcs,
restés fidèles à l'ancien habillement du temps des Janissaires: le large
turban évasé, la vaste culotte flottante, tombant sur les paboudj en
maroquin, le gilet sans manches, garni de gros boutons coupés à
facettes et passementé de soie, la ceinture de châle contenant
l'expansion d'un ventre bien porté d'ailleurs, et enfin le cafetan jonquille,
dont les plis se drapaient majestueusement. Donc, rien d'européanisant
dans cette antique façon de s'habiller, qui contrastait avec le vêtement
des Orientaux de la nouvelle époque. C'était une manière de repousser
les invasions de l'industrialisme, une protestation en faveur de la
couleur locale qui tend à disparaître, un défi porté aux arrêtés du sultan
Mahmoud, dont la toute-puissance a décrété le moderne costume des
Osmanlis.
Inutile d'ajouter que le serviteur du seigneur Kéraban, un garçon de
vingt-cinq ans, nommé Nizib, maigre à désespérer le Hollandais Bruno,
avait aussi le vieux costume turc. Comme il ne contrariait en rien son
maître, le plus entêté des hommes, il ne l'eût point contrarié en cela.
C'était un valet dévoué, mais absolument dépourvu d'idées personnelles.
Il disait toujours oui, d'avance, et, comme un écho, répétait
inconsciemment les fins de phrase du redoutable négociant. C'était le
plus sûr moyen d'être toujours de son avis, et de ne pas s'attirer quelque
rebuffade, dont le seigneur Kéraban se montrait volontiers prodigue.
Tous deux arrivaient sur la place de Top-Hané par une des rues étroites
et ravinées qui descendent du faubourg de Péra. Suivant son habitude,
le seigneur Kéraban parlait à haute voix, sans se soucier aucunement
d'être ou de ne pas être entendu.
«Eh bien, non! disait-il. Qu'Allah nous protège, mais du temps des
Janissaires, chacun avait le droit d'agir à sa guise, lorsque le soir était
venu! Non! je ne me soumettrai pas à leurs nouveaux règlements de
police, et j'irai par les rues, sans lanterne à la main, si cela me plaît,
quand je devrais tomber dans une fondrière, ou me faire happer aux
mollets par quelque chien errant!
--Chien errant!... répondit Nizib.
--Et tu n'as pas besoin de me fatiguer les oreilles avec tes sottes
remontrances, ou, par Mahomet, j'allongerai les tiennes à rendre jaloux
un âne et son ânier!
--Et son ânier!... répondit Nizib, qui, d'ailleurs, n'avait fait aucune
remontrance, comme bien l'on pense.
--Et si le maître de police me met à l'amende, reprit le têtu personnage,
je payerai l'amende! Et s'il me met en prison, j'irai en prison! Mais je ne
céderai ni sur ce point ni sur aucun autre!»
Nizib fit un signe d'assentiment. Il était prêt à suivre son maître en
prison si les choses en arrivaient la.
«Ah! messieurs les nouveaux Turcs! s'écria le seigneur Kéraban, en
voyant passer quelques Constantinopolitains, vêtus de la redingote
droite et coiffés du fez rouge. Ah! vous voulez nous faire la loi, rompre
avec les anciens usages! Eh bien, quand je devrais être le dernier à
protester!... Nizib, as-tu bien dit à mon caïdji de se trouver avec son
caïque à l'échelle de Top-Hané dès sept heures?
--Dès sept heures!
--Pourquoi n'est-il pas là?
--Pourquoi n'est-il pas là? répondit Nizib.
--En vérité, c'est qu'il n'est pas encore sept heures.
--Il n'est pas sept heures.
--Et qu'en sais-tu?
--Je le sais, parce que vous le dites, mon maître.
--Et si je disais qu'il est cinq heures?
--Il serait cinq heures, répondit Nizib.
--On n'est pas plus stupide!
--Non, pas plus stupide.
--Ce garçon-là, murmura Kéraban, à force de ne pas me contredire,
finira par me contrarier!»
En ce moment, Van Mitten et Bruno reparaissaient sur la place, et
Bruno répétait du ton d'un homme désappointé:
«Allons-nous-en, mon maître, allons-nous-en, et repartons par le
premier train! Ça, Constantinople! Ça, la capitale du Commandeur des
Croyants?... Jamais!
--Du calme, Bruno, du calme!» répondait Van Mitten.
Le soir commençait à se faire. Le soleil, caché derrière les hauteurs de
l'antique Stamboul, laissait déjà la place de Top-Hané dans une sorte de
pénombre. Van Mitten ne reconnut donc pas le seigneur Kéraban, qui
se croisait avec lui, au moment où il se dirigeait vers les quais de
Galata. Il arriva même que, suivant une direction inverse, tous deux se
heurtèrent, cherchant en même temps à passer à droite, puis à passer à
gauche. De cette contrariété de leurs mouvements, il se produisit là une
demi-minute de balancements quelque peu ridicules.
«Eh! monsieur, je passerai! dit Kéraban, qui n'était point homme à
céder le pas.
--Mais.... fit Van Mitten, en essayant, lui, de se ranger

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