Journal des Goncourt (Troisième série, premier volume) | Page 4

Edmond de Goncourt
des bottines
vernies!... mais vous aurez l'air d'un étudiant sur son trente-deux!...
C'est étonnant, que vous ne puissiez pas vous habituer à ressembler à
des gens du monde!» C'est Léonide Leblanc, qui interpelle ainsi le
jeune Lambert, et le mépris qui sort de la bouche de la femme, qui a été
aimée par des princes, pour le jeune premier du quartier Latin, ne se
peut noter.
Daudet comparait, ces jours-ci, l'intérêt qui se fait forcément entre un
auteur et ses interprètes, à l'intimité qui s'établit entre passagers et
matelots sur un vaisseau, pendant une tempête. La comparaison est
assez juste. On est tout à tu et à toi, et l'on ne se connaîtra plus dans
trois mois.
Céard est venu, ce matin, me lire la petite notice, qu'il a écrite, pour
l'en-tête des lettres de mon frère. De l'écriture d'une grande distinction
et d'une tendresse de coeur, qui me remplit d'émotion.
* * * * *
Vendredi 27 février.--De temps en temps, une remarque fine de Porel
sur son monde, sur les acteurs. À propos de la rentrée de Chelles, en
courant, au troisième acte, il dit: «Ils ne sont pas observateurs pour un
sou, on court au chemin de fer, mais quand on l'a manqué, on revient
tout lentement.» Et encore à propos des portes, qu'ils ne ferment jamais:
«Ils sont toujours des élèves de la tragédie, des gens qui ont grandi dans
des maisons, où les portes se ferment par procuration. Ils ne se doutent
pas de la petite note de la vie moderne, que ça donne à une scène, le
monsieur qui ferme la porte, par laquelle il entre.»
«Ne croyez-vous pas, que comme consul à Caracas, je ne devrais pas
porter une décoration étrangère... une décoration ridicule... la
décoration du lapin blanc de Sumatra?» C'est Lambert aîné, me parlant

sur un ton de blague, mais au fond très désireux d'avoir un ordre
étranger à sa boutonnière. Et quelques instants après, c'est Chelles, qui
avec toutes sortes de circonlocutions timides, me demande, si je ne
crois pas, que pour bien établir la grande position d'industriel de M.
Maréchal, il ne serait pas bon qu'il fût décoré de la Légion d'honneur.
* * * * *
Samedi 28 février.--Répétition en costumes. L'acte du bal, joué avec la
froide solennité d'un divertissement de tragédie. Désaffection de cet
acte, et espèce d'horripilement de son esprit, qui dans ces bouches
odéonesques, ne me semble plus de l'esprit.
Porel, avec lequel je dîne, ce soir, parle d'un individu excentrique qu'il
a connu, un homme à la fois spirite et masseur, et qui l'invitait à son
mariage, par ce billet à l'étrange rédaction: «Si mon tailleur _ne fait pas
la bête_, je me marierai samedi!» Et le samedi, il trouvait son monsieur,
donnant le bras à une femme très bien, et de tout neuf vêtu, et orné d'un
râtelier resplendissant, qui empêchait un moment Porel de le
reconnaître--râtelier que pas plus que son habit, il n'avait payé. Et Porel
était instantanément tapé de vingt francs, pour payer la voiture qui avait
amené le couple à la mairie.
* * * * *
Dimanche 1er mars.--Aujourd'hui Platel (Ignotus du Figaro) est venu
ce matin pour me pourctraiturer. Je l'ai connu, fréquenté à ce qu'il
paraît, au moment de nos débuts littéraires, mais il m'était
complètement sorti de la mémoire.
C'est un gros garçon, à l'encolure d'un propriétaire foncier vivant sur
ses terres, avec un rien de l'air d'un ahuri et d'un mystique. Il fera son
article de demain avec des phrases mal entendues, pendant vingt
minutes,--mal entendues dans la préoccupation du ver rongeur qui
l'attend à la porte, et de son déjeuner en retard, au moins d'une heure.
Je suis vraiment étonné de trouver chez cet homme, qui malgré tout ce
qu'on dit, a des expressions d'observateur, quelquefois de voyant, et qui

a fait, selon moi, un très remarquable article sur les _Clarisses aux
pieds nus_, je suis étonné de trouver un reporter ordinaire, avec ses
qualités d'ignorance, sa brouillonnerie de cervelle, et encore, avec des
yeux si fermés aux choses d'art.
* * * * *
Lundi 2 mars.--Avant de me lever, au petit jour, je réfléchissais dans
mon lit, au sujet d'HENRIETTE MARÉCHAL, que si je continuais à
faire du théâtre, je voudrais le balayer de tout le faux lyrisme des
anciennes écoles, et remplacer ce lyrisme par la langue nature de la
passion.
Ce matin, corrigeant les épreuves des lettres de mon frère, il se trouve
que je corrige la feuille contenant les lettres écrites, sur la
représentation d'HENRIETTE MARÉCHAL, de 1865.
* * * * *
Mardi 3 mars.--À mon réveil, lecture d'un article de l'Événement, qui,
sous des formes polies, et, avec des révérences même, révèle une
sourde hostilité. Lecture suivie de la lecture d'un article du Gaulois, qui
imprime en
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