Journal des Goncourt (Troisième série, premier volume) | Page 3

Edmond de Goncourt
DIABLE BOITEUX.
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Lundi 9 février.--Une chose providentielle, chez l'homme--et surtout
chez l'homme intelligent--c'est le mépris qu'il a pour les facultés qu'il
ne possède pas. Il fallait entendre Flaubert parler de l'esprit; et sans que
cela s'exprime par des mots, je sens chez d'autres amis, l'espèce
d'indulgent apitoiement, qu'ils éprouvent pour ma toquade de l'art.
Non, la multiplication des travaux et des occupations de la vie d'un
lettré, vous défend absolument avant la mort, les quelques années de
repos cérébral, de retraite de la vie intellectuelle, qu'il serait si bon
d'avoir.
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Mercredi 11 février.--Autant c'est chafriolant d'entendre parler cuisine,
par des gens curieux de nourriture délicate, raffinée, originale, enfin de
petits mangeurs qui ont l'imagination de l'estomac; autant c'est
répugnant, dégoûtant même, d'entendre des goinfres parler fricot, avec
les yeux rapetissés d'une chatte qui se gave de mou, et un bout de
langue remueur dans une rotation pourléchante.
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Jeudi 12 février.--Il y a vraiment un grand mouvement de presse autour
de la reprise d'HENRIETTE MARÉCHAL, nous verrons ce que ça

donnera aux représentations.
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Samedi 14 février.--On crie, ce soir, sur les boulevards, la mort de
Vallès. Zola affirme, chez Daudet, que le pauvre garçon avait la
conscience de son état, le sentiment de sa mort prochaine. Il raconte
qu'au Mont-Dore, où il s'est trouvé avec lui, cet été, il lui arrivait
souvent au milieu d'une causerie animée, de voir tout à coup l'oeil de
Vallès, pris d'un petit tournoiement, et devenir fixe, en arrêt devant le
vide; en même temps que sa parole se taisait, un moment, avec de
l'effroi sur la figure.
C'était terrible, ce regard fixe et ce figement de la vie, dit Zola, qui
ajoute: «La mort de Flaubert, le foudroiement, voilà la mort désirable!»
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Dimanche 15 février.--Hier, Mme Daudet se plaignait de la longueur
ennuyeuse des beaux sentiments, en vers:
Oui, lui ai-je dit, ce sont des sentiments qui ont douze pieds.
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Jeudi 19 février.--Après une nuit fiévreuse, me voici en route, ce matin,
sur le chemin de Paris.--Déjeuner chez Magny, en ce restaurant encore
tout plein de mon frère et de moi. À une heure, je suis dans les ténèbres
de l'Odéon, d'où jaillit une femme qui me saute au cou: c'est Léonide
qui embrasse son auteur.
Ennui, agaçant, nerveux, d'une répétition, où les rôles ne sont pas sus,
et où la mémoire des acteurs et des actrices, à tout moment, trébuche
sur votre prose.
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Vendredi 20 février.--Porel, en cet Odéon, est vraiment admirable pour
la traduction des intentions de l'auteur par des intonations, des

mouvements, des gestes, des suspensions, des arrêts, des temps, qu'il
imagine et indique à tout son monde. C'est vraiment de par lui, au
théâtre, une très intelligente et très littéraire mise en scène de l'intime et
de l'abscons des passions. Il est même des infiniment petits, auxquels il
sait donner un dramatique tout particulier, par mille détails ingénieux,
venant d'une observation en perpétuel éveil: ainsi la lecture du journal
par M. Maréchal, au troisième acte.
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Samedi 21 février.--C'est vraiment amusant de voir ses imaginations,
prendre une consistance en chair et en os, sa prose, se changer en
mouvement, en de l'action,--enfin le froid imprimé, dont on est l'auteur,
devenir de la vie.
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Lundi 23 février.--Dans le premier journal que j'ouvre, je tombe sur ce
fait divers, que les machinistes à l'Odéon ont passé la nuit à équiper le
décor du Bal Masqué.
En arrivant au théâtre, mon oeil, dans le jaune des affiches, est de suite
attiré par le blanc, au milieu duquel se lit: HENRIETTE MARÉCHAL,
annoncée pour samedi, et pour dimanche en matinée.
Répétition retardée par l'enterrement d'Élise Petit, cette toute jeune
ingénue, blonde, morte des suites d'une couche. Je m'en vais lire, au
murmure de la fontaine de Médicis, dans le soleil d'un entre-deux de
giboulées, un cruel article sur Banville, de Lemaître, je m'en vais voir
mon portrait de Bracquemond au Musée du Luxembourg, portrait, que
je ne sais pourquoi, le conservateur n'a pas indiqué sous mon nom. Je
reviens à l'Odéon, et en attendant que commence la répétition, je
m'amuse à voir mettre en place le décor du corridor de l'Opéra, devant
un machiniste en chef morose, accompagné en chacun de ses pas, par
un bouledogue trapu, et comme écrasé sur les planches de la
scène,--homme et bête à la silhouette fantastique.
Enfin commence la répétition du premier acte, et les figurants

manquant d'animation, de remuement, de grouillement, Porel leur dit:
«Mais, mes enfants, vous n'avez donc jamais vu de boîtes d'asticots?»
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Jeudi 26 février.--«Des bottines vernies!... vous mettrez
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