Jean qui grogne et Jean qui rit | Page 8

Comtesse de Ségur
deux à Kermadio il n'y a pas déjà si longtemps.
L'ÉTRANGER.
Tu as pris des chiens pour des loups!
JEANNOT.
C'est pas moi seul qui les ai vus! C'est bien d'autres! Un loup énorme,
noir, à tête grise, qui n'est pas farouche, et qui a regardé déjeuner le
garde, M. Daniel, à vingt pas de sa maison; et puis une grosse louve
grise qui vous regarde en face, qui vous barre le passage, et qui vous a
la mine d'une bête affamée, toute prête à vous dévorer.
L'ÉTRANGER.
C'est la peur qui t'a fait voir tout cela. Toi, Jean, as-tu vu ces terribles
bêtes?
JEAN.
Pas moi, monsieur, mais Jeannot dit vrai; bien des personnes les ont
vues. Un cousin de M. le maire, qui chassait, a vu le loup et a couru
après. L'institutrice de Mademoiselle a vu la louve, qui l'a suivie

longtemps. Et puis Daniel, le garde de Monsieur, a rencontré le loup,
qui a eu peur et qui a traversé à la nage le bras de mer de Kermadio.»
Après quelques instants de silence et de triomphe pour Jeannot,
l'étranger se mit à questionner Jean sur sa mère. L'intérêt qu'il semblait
prendre à la conversation enhardit Jean; il lui dit avec quelque
hésitation:
«Monsieur, voudriez-vous me rendre service, mais un bien grand
service?
L'ÉTRANGER.
Très volontiers, si c'est possible, mon ami. Mais comment me le
demandes-tu, à moi que tu connais à peine?
[Illustration: «Un cousin de M. le maire, qui chassait, a vu le loup.»]
JEAN.
Parce que vous avez l'air très bon, monsieur; et parce que je vois que
vous me portez intérêt et que vous serez bien aise d'obliger encore un
pauvre garçon que vous avez déjà obligé.
L'ÉTRANGER, souriant.
Très bien, mon ami; je crois que tu as deviné assez juste. Quel service
me demandes-tu?
JEAN.
Voilà, monsieur; c'est de reprendre les vingt francs que vous m'avez
donnés, et de les porter à maman; vous lui direz que c'est son petit Jean
qui les lui envoie, et que c'est vous qui me les avez donnés.»
[Illustration: «L'institutrice a vu la louve.»]
Et Jean cherchait sa bourse pour retirer la pièce d'or.

L'ÉTRANGER.
Attends, mon garçon; laisse tes vingt francs dans ta bourse, il n'y a pas
besoin de te presser. Et d'abord, puisque je suis un voleur, ne crains-tu
pas que je te vole ton argent?
JEAN.
Oh non! monsieur! D'abord vous n'êtes pas un voleur, puisque vous
donnez au lieu de prendre; et puis, vous seriez un voleur pour tout le
monde, que vous ne le seriez jamais pour moi.
L'ÉTRANGER.
Pourquoi donc?
JEAN.
Parce que vous m'avez fait du bien, monsieur; on s'attache aux gens
auxquels on a fait du bien, et il me semble qu'on n'a plus jamais envie
de leur faire du mal.
L'ÉTRANGER.
Écoute, mon brave petit Jean; je ferais bien volontiers ta commission,
mais je ne sais pas où trouver ta mère.
JEAN.
A Kérantré, monsieur; vous demanderez la veuve Hélène, la mère du
petit Jean; tout le monde vous l'indiquera.
[Illustration: «Daniel, le garde, a rencontré le loup.»]
L'ÉTRANGER.
Mais, mon ami, je ne sais pas où est Kérantré.
JEAN.

Comment, vous ne connaissez pas Kérantré? Demandez à Kénispère,
chacun connaît ça.
L'ÉTRANGER.
Je ne sais pas davantage où est Kénispère.
JEAN.
Vous ne connaissez pas Kénispère, près d'Auray et de Sainte-Anne?
L'ÉTRANGER.
Je ne connais rien de tout cela.
JEAN.
Ni le sanctuaire de Mme Sainte-Anne?
L'ÉTRANGER.
Ni le sanctuaire.
JEAN.
Ni la fontaine miraculeuse de Mme Sainte-Anne?
L'ÉTRANGER.
Ni la fontaine, ni rien de Mme Sainte-Anne.
JEAN.
Mais vous n'êtes donc pas du pays, monsieur?
L'ÉTRANGER.
Non, je ne suis arrivé qu'hier soir; je suis descendu à Auray, à l'hôtel, et
je me promenais pour voir le pays, qui m'a semblé joli, lorsque je t'ai

vu entrer à la chapelle; je t'y ai suivi, et je me suis placé dans un coin
obscur. Tu priais avec tant de ferveur et tu pleurais si amèrement, que
j'ai de suite pris intérêt à toi; tu as parlé haut en priant, et ce que tu
disais a augmenté cet intérêt. Ton cousin est venu; j'ai entendu votre
conversation. J'ai fait le voleur pour vous donner une leçon de prudence;
il ne faut jamais compter son argent sur les grandes routes, ni dans les
auberges, ni devant des inconnus. Je viens dans le pays pour voir
l'église de Sainte-Anne qui va être reconstruite. Je veux voir le vieux
sanctuaire avant qu'on le détruise.
JEAN.
J'avais donc raison! Vous n'êtes pas un voleur! Je l'avais deviné bien
vite à votre mine. Mais, monsieur, puisque vous restez dans le pays,
voulez-vous tout de même donner à maman les vingt francs que voici.»
Jean lui tendit les vingt francs. L'étranger sembla hésiter; mais il les prit,
les remit dans sa poche, et serra la
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