vu, il fumait, et à cause de cela j'aime 
toujours à le voir dans cette occupation et dans l'attitude qu'il avait 
alors. C'était chez les Borel. Tu sais que M. Borel était colonel de 
lanciers _du temps de l'autre_, comme disent nos paysans. Sa femme 
n'a jamais voulu le contrarier en rien, et, quoiqu'elle détestât l'odeur du 
tabac, elle a dissimulé sa répugnance, et peu à peu s'est habituée à la 
supporter. C'est un exemple dont je n'aurai pas besoin de m'encourager 
pour être complaisante envers mon mari. Je n'ai aucun déplaisir à sentir 
cette odeur de pipe. Eugénie autorise donc M. Borel et tous ses amis à 
fumer au jardin, au salon, partout où bon leur semble; elle a bien raison. 
Les femmes ont le talent de se rendre incommodes et déplaisantes aux 
hommes qui les aiment le plus, faute d'un très-léger effort sur 
elles-mêmes pour se ranger à leurs goûts et à leurs habitudes. Elles leur 
imposent au contraire mille petits sacrifices qui sont autant de coups 
d'épingle dans le bonheur domestique, et qui leur rendent insupportable 
peu à peu la vie de famille... Oh! mais je te vois d'ici rire aux éclats et 
admirer mes sentences et mes bonnes dispositions. Que veux-tu? je me
sens en humeur d'approuver tout ce qui plaira à Jacques, et si l'avenir 
justifie tes méchantes prédictions, si un jour je dois cesser d'aimer en 
lui tout ce qui me plaît aujourd'hui, du moins j'aurai goûté la lune de 
miel. 
Cette manière d'être des Borel scandalise horriblement toutes les 
bégueules du canton. Eugénie s'en moque avec d'autant plus de raison 
qu'elle est heureuse, aimée de son mari, entourée d'amis dévoués, et 
riche par-dessus le marché, ce qui lui attire encore de temps en temps la 
visite des plus tiers légitimistes. Ma mère elle-même a sacrifié à cette 
considération» comme elle y sacrifie aujourd'hui à l'égard de Jacques, 
et c'est chez madame Borel qu'elle a été flairer et chercher la piste d'un 
mari pour sa pauvre fille sans dot. 
Allons! voilà que, malgré moi, je me mets encore à tourner ma mère en 
ridicule. Ah! je suis encore trop pensionnaire. Il faudra que Jacques me 
corrige de cela, lui qui ne rit pas tous les jours. En attendant, tu devrais 
me gronder, au lieu de me seconder comme tu fais, vilaine! 
Je te disais donc que j'avais vu Jacques là pour la première fois. Il y 
avait quinze jours qu'on ne parlait pas d'autre chose, chez les Borel, que 
de la prochaine arrivée du capitaine Jacques, un officier retiré du 
service, héritier d'un million. Ma mère ouvrait des yeux grands comme 
des fenêtres et des oreilles grandes comme des portes, pour aspirer le 
son et la vue de ce beau million. Pour moi, cela m'aurait donné une 
forte prévention contre Jacques, sans les choses extraordinaires que 
disaient Eugénie et son mari. Il n'était question que de sa bravoure, de 
sa générosité, de sa bonté. Il est vrai qu'on lui attribue aussi quelques 
singularités. Je n'ai jamais pu obtenir d'explication satisfaisante à cet 
égard, et je cherche en vain dans son caractère et dans ses manières ce 
qui peut avoir donné lieu à cette opinion. Un soir de cet été, nous 
entrons chez Eugénie; je crois bien que ma mère avait saisi dans l'air 
quelque nouvelle de l'arrivée du parti. Eugénie et son mari étaient 
venus à notre rencontre du côté de la cour. On nous fait asseoir dans le 
salon; j'étais près de la fenêtre au rez-de-chaussée, et il y avait devant 
moi un rideau entr'ouvert. «Et votre ami, est-il arrivé enfin? dit ma 
mère au bout de trois minutes. --Ce matin, dit M. Borel d'un air 
joyeux.--Ah! je vous en félicite, et j'en suis charmée pour vous, reprend 
ma mère. Est-ce que nous ne le verrons pas?--Il s'est sauvé avec sa pipe 
en vous entendant venir, répond Eugénie; mais il reviendra
certainement.--Oh! peut-être que non, lui dit son mari; il est sauvage 
comme l'_habitant de l'Orénoque_ (tu sauras que c'est une des facéties 
favorites de M. Borel), et je n'ai pas eu encore le temps de lui dire que 
je voulais le présenter à deux belles dames. Il faudrait voir s'il ne s'en 
va pas promener trop loin, Eugénie, et le faire avertir.» Pendant ce 
temps-là je ne disais rien, mais je voyais très-bien M. Jacques par la 
fente du rideau. Il était assis à dix pas de la maison, sur des gradins de 
pierre où Eugénie fait ranger au printemps les beaux vases de fleur» de 
sa serre chaude. Il me parut, au premier coup d'oeil, avoir vingt-cinq 
ans tout au plus, quoiqu'il en ait au moins trente. Il n'est pas de figure 
plus belle, plus régulière et plus noble que celle de Jacques. Il est plutôt 
petit que grand, et semble très-délicat, quoiqu'il    
    
		
	
	
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