Israël en Égypte | Page 2

Maurice Bouchor
empruntés à diverses oeuvres de Hændel, pour récréer le public et
pour laisser aux choristes le temps de souffler. Hændel lui-même dut
faire quelques concessions de ce genre, car le public anglais ne mordit
pas tout d'abord au redoutable morceau qu'on lui offrait: l'os qui
renferme la moelle exquise est parfois dur à casser. Mendelssohn qui, je
crois, exhuma _Israël_, ajouta quelques très courts récitatifs de sa façon
entre des choeurs qu'il jugeait trop entassés, et intercala dans la
partition un air inédit de Hændel. L'arrangement de Mendelssohn fut
suivi à Bâle. Les récits ajoutés sont suffisamment dans le style de
Hændel pour ne point choquer; puis on n'est pas fâché de respirer un
peu entre deux pages trop sublimes. L'air inédit, fort beau en lui-même,
m'a paru détonner parmi le vaste et religieux ensemble de l'épopée
d'Israël; cet air est dans le style des opéras de Hændel (qui en écrivit,
comme on sait, quelque soixante-dix) et il appellerait des paroles
italiennes. Au reste je n'en veux pas à Mendelssohn pour ces légers
remaniements; ils n'altèrent point la majesté de l'oeuvre, et la piété de
Mendelssohn n'est pas douteuse à l'égard de Haendel. Il disait, en
parlant d'_Israël en Égypte_, que c'était de la musique
«incommensurable». La fureur de cet adjectif témoigne de l'intense
admiration que ressentit Mendelssohn, dont le plus grand tort fut, en
général, d'être une personne trop bien élevée.
J'imagine qu'un nombre indéterminé de siècles après qu'eut été
accomplie la délivrance d'Israël, il plut à Jéhova (ou encore à Dieu le

Père) de se donner un spectacle idéal de cet événement, où il avait joué
le rôle décisif. Il y a bien, dans les plaintes qui ouvrent l'oeuvre
magnifique, un accent de douleur poignante; mais on peut supposer que
les patriarches, confesseurs et martyrs passés ou futurs, les saints et les
saintes, les choeurs de Séraphins et de Trônes qui exécutèrent le
sublime ouvrage eurent l'art de s'identifier avec les souffrances du
peuple hébreu, écrasé par la pesante domination de l'Égypte. L'idéal se
mêle ici merveilleusement au réel, comme dans toute grande oeuvre
musicale. Les choeurs relatifs aux plaies qui frappèrent la terre de
Cham respirent à la fois une profonde terreur de la puissance divine et
une joie sauvage de voir châtier le monstre des eaux, le pharaon blotti
vainement sous les roseaux du grand fleuve, lui et tout son peuple de
crocodiles. Mais le chant de triomphe de la fin est bien une
transcription des joies de la terre faite à l'usage des armées du ciel;
l'exultation en est à la fois humaine et divine, et quelles trompettes, je
vous prie, autres que celles des archanges pourraient faire éclater ces
cris de lumière et ces resplendissantes clameurs?
Le caractère céleste de l'oeuvre communément attribuée à Hændel (qui
seul, en effet, pouvait retrouver une telle inspiration) nous frappa tout
d'abord lorsque, dans l'église à peu près déserte, nous entendîmes
répéter le duo de soprani qui est sur ces paroles: «Le Seigneur est ma
force et mon chant; il est devenu mon salut.» Deux voix d'anges, de la
plus admirable limpidité, deux voix que l'on peut dire chastes, aussi
éclatantes qu'elles étaient douces, attaquèrent en canon ce beau chant
de gratitude, tout recueilli, où respire une héroïque tendresse. Pour moi,
les yeux fermés, j'écoutais se dérouler le cantique dans un mineur suave,
et les voix évoquaient devant mon esprit l'image de deux êtres de la
plus radieuse pureté, aux larges ailes étendues. Comme j'étais soulevé
par les voix lorsqu'elles montaient ensemble dans les régions aiguës!
Comme certaines notes répétées attestaient bien une foi inébranlable!
Quel frisson me fit courir dans le corps cette brusque succession des
deux voix attaquant un sol, coup sur coup, empiétant l'une sur l'autre, et
se mêlant ensuite dans une pieuse et douce harmonie! Hændel est
incomparable pour ces sortes d'attaques; et je ne crois pas que
l'intensité de tels effets puisse être dépassée. Je dois transcrire ici, avec
respect, les noms de mademoiselle Pia von Sicherer et de mademoiselle

Paravicini, qui ont chanté ce duo: je l'entends encore aussi
distinctement que si j'étais dans la cathédrale de Bâle.
Le duo des basses, chanté par MM. Staudigl et Engelberger, fit un
puissant contraste avec celui des soprani. La première basse, plus riche
et plus veloutée, s'unissait magnifiquement à l'autre, remarquable par la
profondeur et la force. Il y eut une surprenante vigueur dans la double
attaque de la phrase initiale: «Le Seigneur est un homme de guerre!» et
les syllabes germaniques, avec leurs rudes aspirations et leurs
roulements de tambours, sonnaient âprement dans la grande nef. Il
faudrait être bien affadi par les langueurs de la musique moderne,
toujours saturée de rêve, à la fois voluptueuse et souffreteuse, pour ne
pas tressaillir de joie dès le prélude instrumental de ce duo, écrit dans le
plus
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