Hyacinthe | Page 3

Alfred Assollant

air de réflexion profonde:
--Au diable, les femmes poétiques! s'écria-t-il enfin.
--Êtes-vous sûr, répliqua l'autre, que les femmes prosaïques vaillent
mieux?
--Et cependant, Seigneur, mon Dieu! il en faut, comme disait saint
Augustin.
Cette pensée du plus éloquent et du plus inspiré des Pères de l'Église
ramena une douce gaieté sur le visage des deux notaires.
--Voyons, dit M. Bouchardy, c'est bien votre dernier mot, n'est-ce pas?
--Le dernier des derniers, cher confrère.
--Eh bien, que votre volonté soit faite et non la mienne. Je consens à la
ruine de mon client.
Saumonet se récria:
--J'y consens, reprit M. Bouchardy, mais c'est par son ordre. Michel qui
a tout prévu, car c'est un homme de bon sens dans tout le reste, et qui,
par respect pour la mémoire de son père ne veut pas plaider contre sa
mère, m'a chargé d'acheter son consentement. Il lui en coûtera 6.000
francs de rente, jusqu'à la mort de la brave dame, mais, à ce prix, je

m'en suis assuré, toutes les difficultés seront levées, elle ne figurera au
contrat que pour approuver et signer, et elle serrera mademoiselle
Hyacinthe sur son coeur comme une fille bien-aimée!...
--J'en suis touché jusqu'aux larmes, dit M. Saumonet.
--Mais vous, ne ferez-vous aucune concession?
--Pas la moindre! Madame Forestier qui est une femme poétique, un
sylphe, un gros sylphe à la vérité, un sylphe de quatre-vingt-dix
kilogrammes, a déclaré que les jeunes filles devaient se marier sans dot
ou ne jamais se marier; que demander une dot à mademoiselle
Hyacinthe, c'était lui faire une offense impardonnable; que si M.
Forestier son mari, voulait doter sa fille, il le pouvait, mais à ses frais,
et qu'elle ne donnerait pas un centime: qu'il était libre de se ruiner, lui,
mais à ses risques et périls (Mange ça tien, tu ne mangeras pas ça
mien), comme disent toutes les saintes femmes du pays: qu'elle n'était
pas folle, elle, et qu'elle avait de la prévoyance pour toute la famille;
qu'elle avait résolu de garder toujours sa fortune intacte et de la réserver
pour ses enfants ou mieux encore pour ses petits-enfants, et surtout
pour ses arrière-petits-enfants (qu'elle adore par avance, les pauvres
chérubins); que c'était pour elle un devoir de conscience et ne
transigerait jamais... J'ai voulu hasarder quelques observations; mais la
grosse dame plus poétique et plus tragique que vous ne l'avez jamais
vue, s'est écriée:
»Ma fille, ma chère fille, ma douce et tendre Hyacinthe, cette gracieuse
hirondelle que j'ai réchauffée dans mon sein, sait bien qu'elle peut
compter sur moi!... Quelles que soient les déceptions de la vie, quelque
chagrin que dans l'avenir puisse lui donner son futur mari, (et il lui en
donnera des multitudes, j'en vois déjà trop les signes précurseurs!) mon
coeur de mère et mes bras lui seront toujours ouverts.
»Je mettrai tout en commun avec ma fille!... Mais pour son mari, non!
Il n'aura pas un centime de moi! Pas un centime!»
Vrai, mon ami, c'était si touchant que j'avais peine à retenir mes larmes.

--Comme ça, répliqua l'autre notaire, elle garde tout?
--Parfaitement. Et madame Bernard?
--Presque tout, répondit Saumonet.
--Deux vrais coeurs de belles-mères, conclut M. Bouchardy qui était
philosophe.
Puis se tournant vers moi:
--Tu as bien entendu, Trapoiseau?... A toi d'arranger de ton mieux les
termes du contrat. Tu nous rejoindras à huit heures, chez M. Forestier...
Nous, Saumonet, allons dîner, et dépêchons-nous, car il est cinq heures
cinq... La forte Mihiète doit grogner sur ses fourneaux.
Et tous deux s'en allèrent bras dessus, bras dessous, en chantant le
joyeux refrain:
Gloria tibi, Domine, Que tout chantre Boive à plein ventre

II
ANGÉLINE
Enfin la porte du jardin se referma sur les deux notaires,--Bouchardy,
surnommé le Gros, à cause de son épaisseur, et Saumonet, surnommé
l'Aiguille, à cause de sa longueur et de sa maigreur extraordinaires.
Alors, resté seul en face de Dieu, de la Nature et du papier timbré que
je devais noircir d'encre, je pris mon menton de la main gauche,
j'appuyai le coude du même côté sur la table et mon esprit vagabond
s'enfonça lentement dans mes pensées, comme un promeneur qui
marche au travers de la forêt.
Ce n'est pas une petite affaire de rédiger un contrat de mariage! Ah!
non, certes! et, comme dit la poétique Mme Forestier, quand elle

ordonne à sa cuisinière de peler douze pommes de terre, je dirigerais
plus aisément les quarante principales maisons de commerce de Paris;
mais enfin il faut rédiger et je rédigerai; il le faut! il le faut! Michel
m'en a prié, Mlle Hyacinthe compte sur moi (Elle a de bien beaux yeux,
Mlle Hyacinthe) quelquefois en traversant la rue elle me regarde d'un
air aimable, caressant et presque malin, comme si elle devinait de moi
quelque chose que je ne veux pas dire, et comme si elle
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