Histoire fantastique du célèbre Pierrot | Page 3

Alfred Assollant
un accident inattendu arrêta le
carrosse. Un des chevaux de l'escorte fit un écart, et le page qui le montait, et qui était à
peu près de l'âge de Pierrot, fut jeté contre une borne et eut la tête fracassée. Tous les
autres s'arrêtèrent au même instant pour lui porter secours ou au moins pour ne pas le
fouler sous les pieds des chevaux.
--Eh bien! qu'est-ce? dit aigrement le roi en mettant la tête à la portière.
--Sire, répondit un page, c'est un de mes camarades qui vient de se tuer en tombant de
cheval.
--Le butor! dit le roi; qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place. Faut-il, parce qu'un
maladroit s'est brisé la tête, m'exposer à trouver mon potage refroidi?
Il parlait fort bien, ce grand roi. Si chaque souverain, ayant trente millions d'hommes à
conduire, pensait à chacun d'eux successivement et sans relâche pendant quarante ans de
règne, il ne lui resterait pas une minute pour manger, boire, dormir, se promener, chasser
et penser à lui-même. Encore ne pourrait-il, en toute sa vie, donner à chacun de ses sujets
qu'une demi-minute de réflexion. Évidemment c'est trop peu pour chacun. C'était aussi
l'opinion du grand Vantripan, empereur de Chine, du Tibet, des deux Mongolies, de la
presqu'île de Corée, et de tous les Chinois bossus ou droits, noirs, jaunes, blancs ou
basanés qu'il a plu au ciel de faire naître entre les monts Koukounoor et les monts
Himalaya. Aussi, ne pouvant penser à tous ses sujets, en gros ou en détail, il ne pensait
qu'à lui-même.
Par l'énumération des États de ce grand roi, vous voyez, mes amis, que la Chine fut le
premier théâtre des exploits de Pierrot. Il ne faudrait pas croire pour cela que Pierrot fût
Chinois. Il était né, au contraire, fort loin de là, dans la forêt des Ardennes; mais la fée,
par un enchantement dont elle a gardé le secret, sans quoi je vous le dirais bien volontiers,
l'avait, au bout de trois jours de marche, et pendant son sommeil, transporté, sans qu'il
s'en aperçût, sur les bords du fleuve Jaune, où se désaltèrent, en remuant éternellement la
tête, des mandarins aux yeux de porcelaine. Mais revenons à la colère du roi quand il
craignit de trouver son potage refroidi.
Au bruit de cette royale colère, toute l'escorte trembla. Le grand roi était d'humeur à faire

sauter comme des noisettes les têtes de trois cents courtisans pour venger une injure si
grave. Chacun cherchait des yeux, dans la foule, un remplaçant au malheureux page.
La fée Aurore poussa de la main le coude de Pierrot. Celui-ci, sans balancer, saisit les
rênes, met le pied à l'étrier et monte à cheval.
--Ton nom? dit Vantripan.
--Pierrot, sire, pour vous servir.
--Tu es un drôle bien hardi. Qui t'a dit de monter à cheval?
--Vous-même, sire.
--Moi?
--Vous, sire. N'avez-vous pas dit: Qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place!» Je
prends sa place. Toute la terre ne vous doit-elle pas obéissance? J'ai obéi.
--Et la casaque d'uniforme?
Ici Pierrot fut embarrassé un instant, mais la fée vint à son secours. Elle le toucha de sa
baguette: en un clin d'oeil Pierrot fut habillé comme ses nouveaux camarades. Alors le roi,
qui s'était penché vers le fond du carrosse pour parler à la reine, se retourna brusquement.
--Sire, dit Pierrot, je suis prêt.
--Comment! tu es habillé?
--Sire, ne vous ai-je pas dit que toute la terre vous doit obéissance? Vous avez voulu que
je prisse l'uniforme. Je l'ai pris.
--Voilà un grand prodige, dit Vantripan; mais mon potage ne vaut plus rien. Au palais, et
au galop.
En une minute le carrosse, l'escorte et Pierrot disparurent, laissant trente mille badauds
stupéfaits de la hardiesse de Pierrot, de sa promptitude à s'habiller, et de la bonté du
grand Vantripan. Dans le même moment, la pluie qui tombait les força de rentrer dans
leur famille, où tout le reste de la journée et les trois jours suivants on ne parla d'autre
chose que du nouveau page.
Pierrot était émerveillé de son bonheur.
--Quoi! disait-il, en si peu de temps me voilà admis à la cour, et en passe de faire une
belle fortune. Qui sait?
Au milieu de ces pensées ambitieuses, on arriva au palais. Pierrot voulut descendre de
cheval comme les autres et suivre le roi pour dîner, mais le gouverneur des pages l'arrêta.

--Montez votre garde d'abord, lui dit-il.
--Je meurs de faim, dit Pierrot.
--Vous répliquez? huit jours d'arrêts. Mais d'abord, sabre en main et restez à cheval
devant le vestibule; voici la consigne: Quiconque entrera sans laisser passer, vous lui
couperez le cou; et si vous y manquez, on vous le coupera à vous-même pour vous
apprendre à vivre.
Ce disant, le gouverneur monta d'un air grave dans son appartement, où l'attendait
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