Elle et lui | Page 2

George Sand
ne me demandez pas maintenant ce que je saurai
pourtant faire un jour, si par hasard je deviens Rubens ou Titien, parce
qu'alors je saurai rester poëte et créateur, tout en étreignant sans effort
et sans crainte la puissante et majestueuse réalité. Malheureusement, il
n'est pas probable que je devienne quelque chose de plus qu'un fou ou
une bête. Lisez MM. tels et tels, qui l'ont dit dans leurs feuilletons.
Figurez-vous bien, Thérèse, que je n'ai pas dit à mon Anglais un mot de
ce que je vous raconte: on arrange toujours quand on se fait parler
soi-même; mais, de tout ce que je pus lui dire pour m'excuser de ne pas
savoir faire le portrait, rien ne servit que ce peu de paroles: «Pourquoi
diable ne vous adressez-vous pas à mademoiselle Jacques?»
Il fit trois fois Oh! après quoi, il me demanda votre adresse, et le voilà

parti sans faire la moindre réflexion, en me laissant très-confus et
très-irrité de ne pouvoir achever ma dissertation sur le portrait; car
enfin, ma bonne Thérèse, si cet animal de bel Anglais va chez vous
aujourd'hui, comme je l'en crois capable, et qu'il vous redise tout ce que
je viens de vous écrire, c'est-à-dire tout ce que je ne lui ai pas dit, sur
les faiseurs et sur les grands maîtres, qu'allez-vous penser de votre
ingrat ami! Qu'il vous range parmi les premiers et qu'il vous juge
incapable de faire autre chose que des portraits bien jolis qui plaisent à
tout le monde! Ah! ma chère amie, si vous aviez entendu tout ce que je
lui ai dit de vous quand il a été parti!... Vous le savez, vous savez que,
pour moi, vous n'êtes pas mademoiselle Jacques, qui fait des portraits
ressemblants très en vogue, mais un homme supérieur qui s'est déguisé
en femme, et qui, sans avoir jamais fait l'académie, devine et sait faire
deviner tout un corps et toute une âme dans un buste, à la manière des
grands sculpteurs de l'antiquité et des grands peintres de la renaissance.
Mais je me tais; vous n'aimez pas qu'on vous dise ce qu'on pense de
vous. Vous faites semblant de prendre cela pour des compliments.
Vous êtes très-orgueilleuse, Thérèse.
Je suis tout à fait mélancolique aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi. J'ai
si mal déjeuné ce matin... Je n'ai jamais si mal mangé que depuis que
j'ai une cuisinière. Et puis on ne peut plus avoir de bon tabac. La régie
vous empoisonne. Et puis on m'a apporté des bottes neuves qui ne vont
pas du tout... Et puis il pleut... Et puis, et puis que sais-je? Les jours
sont longs comme des jours sans pain depuis quelque temps, ne
trouvez-vous pas? Non, vous ne trouvez pas, vous. Vous ne connaissez
pas le malaise, le plaisir qui ennuie, et l'ennui qui grise, le mal sans
nom dont je vous parlais l'autre soir, dans ce petit salon lilas où je
voudrais être maintenant; car j'ai un jour affreux pour peindre, et, ne
pouvant peindre, j'aurais du plaisir à vous assommer de ma
conversation.
Je ne vous verrai donc pas aujourd'hui! Vous avez là une famille
insupportable qui vous vole à vos amis les plus délicieux! Je vais donc
être forcé, ce soir, de faire quelque affreuse sottise!... Voilà l'effet de
votre bonté pour moi, ma chère grande camarade. C'est de me rendre si
sot et si nul quand je ne vous vois plus, qu'il faut absolument que je

m'étourdisse au risque de vous scandaliser. Mais, soyez tranquille, je ne
vous raconterai pas l'emploi de ma soirée.
Votre ami et serviteur,
LAURENT.
11 mai 183...
* * * * *
A M. LAURENT DE FAUVEL.
D'abord, mon cher Laurent, je vous demande, si vous avez pour moi
quelque amitié, de ne pas faire trop souvent de sottises qui nuisent à
votre santé. Je vous permets toutes les autres. Vous allez me demander
d'en citer une, et me voilà fort embarrassée; car, en fait de sottises, j'en
connais peu qui ne soient nuisibles. Reste à savoir ce que vous appelez
sottise. S'il s'agit de ces longs soupers dont vous me parliez l'autre jour,
je crois qu'ils vous tuent, et je m'en désole. A quoi songez-vous, mon
Dieu, de détruire ainsi, de gaieté de coeur, une existence si précieuse et
si belle? Mais vous ne voulez pas de sermons: je me borne à la prière.
Quant à votre Anglais, qui est un Américain, je viens de le voir, et,
puisque je ne vous verrai ni ce soir, ni peut-être demain, à mon grand
regret, il faut que je vous dise que vous avez tout à fait tort de ne pas
vouloir faire son portrait. Il vous eût offert les yeux de la tête, et les
yeux de la tête d'un Américain comme Dick Palmer, c'est beaucoup de
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