Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu | Page 2

Maurice Joly
vous, ont imprim�� de grands mouvements �� l'esprit humain. Vos principes politiques r��gnent, �� l'heure qu'il est, sur pr��s de la moiti�� de l'Europe; et si quelqu'un peut ��tre affranchi de la crainte en effectuant le sombre passage qui conduit �� l'enfer ou au ciel, qui le peut mieux que celui qui se pr��sente avec des titres de gloire si purs devant la justice ��ternelle?
MONTESQUIEU.
Vous ne parlez point de vous, Machiavel; c'est trop de modestie, quand on laisse apr��s soi l'immense renomm��e de l'auteur du Trait�� du Prince.
MACHIAVEL.
Je crois comprendre l'ironie qui se cache sous vos paroles. Le grand publiciste fran?ais me jugerait-il donc comme la foule qui ne conna?t de moi que mon nom et un aveugle pr��jug��? Ce livre m'a fait une renomm��e fatale, je le sais: il m'a rendu responsable de toutes les tyrannies; il m'a attir�� la mal��diction des peuples qui ont personnifi�� en moi leur haine pour le despotisme; il a empoisonn�� mes derniers jours, et la r��probation de la post��rit�� semble m'avoir suivi jusqu'ici. Qu'ai-je fait pourtant? Pendant quinze ans j'ai servi ma patrie qui ��tait une R��publique; j'ai conspir�� pour son ind��pendance, et je l'ai d��fendue sans relache contre Louis XII, contre les Espagnols, contre Jules II, contre Borgia lui-m��me qui, sans moi, l'e?t ��touff��e. Je l'ai prot��g��e contre les intrigues sanglantes qui se croisaient dans tous les sens autour d'elle, combattant par la diplomatie comme un autre e?t combattu par l'��p��e; traitant, n��gociant, nouant ou rompant les fils suivant les int��r��ts de la R��publique, qui se trouvait alors ��cras��e entre les grandes puissances, et que la guerre ballottait comme un esquif. Et ce n'��tait pas un gouvernement oppresseur ou autocratique que nous soutenions �� Florence; c'��taient des institutions populaires. ��tais-je de ceux que l'on a vus changer avec la fortune? Les bourreaux des M��dicis ont su me trouver apr��s la chute de Soderini. ��lev�� avec la libert��, j'ai succomb�� avec elle; j'ai v��cu dans la proscription sans que le regard d'un prince daignat se tourner vers moi. Je suis mort pauvre et oubli��. Voil�� ma vie, et voil�� les crimes qui m'ont valu l'ingratitude de ma patrie, la haine de la post��rit��. Le ciel, peut-��tre, sera plus juste envers moi.
MONTESQUIEU.
Je savais tout cela, Machiavel, et c'est pour cette raison que je n'ai jamais pu comprendre comment le patriote florentin, comment le serviteur d'une R��publique s'��tait fait le fondateur de cette sombre ��cole qui vous a donn�� pour disciples toutes les t��tes couronn��es, mais qui est propre �� justifier les plus grands forfaits de la tyrannie.
MACHIAVEL.
Et si je vous disais que ce livre n'a ��t�� qu'une fantaisie de diplomate; qu'il n'��tait point destin�� �� l'impression; qu'il a re?u une publicit�� �� laquelle l'auteur est rest�� ��tranger; qu'il a ��t�� con?u sous l'influence d'id��es qui ��taient alors communes �� toutes les principaut��s italiennes avides de s'agrandir aux d��pens l'une de l'autre, et dirig��es par une politique astucieuse dans laquelle le plus perfide ��tait r��put�� le plus habile ...
MONTESQUIEU.
Est-ce vraiment l�� votre pens��e? Puisque vous me parlez avec cette franchise, je puis vous avouer que c'��tait la mienne, et que je partageais �� cet ��gard l'opinion de plusieurs de ceux qui connaissaient votre vie et avaient lu attentivement vos ouvrages. Oui, oui, Machiavel, et cet aveu vous honore, vous n'avez pas dit alors ce que vous pensiez, ou vous ne l'avez dit que sous l'empire de sentiments personnels qui ont troubl�� pour un moment votre haute raison.
MACHIAVEL.
C'est ce qui vous trompe, Montesquieu, �� l'exemple de ceux qui en ont jug�� comme vous. Mon seul crime a ��t�� de dire la v��rit�� aux peuples comme aux rois; non pas la v��rit�� morale, mais la v��rit�� politique; non pas la v��rit�� telle qu'elle devrait ��tre, mais telle qu'elle est, telle qu'elle sera toujours. Ce n'est pas moi qui suis le fondateur de la doctrine dont on m'attribue la paternit��; c'est le coeur humain. Le Machiav��lisme est ant��rieur �� Machiavel.
Mo?se, S��sostris, Salomon, Lysandre, Philippe et Alexandre de Mac��doine, Agathocle, Romulus, Tarquin, Jules C��sar, Auguste et m��me N��ron, Charlemagne, Th��odoric, Clovis, Hugues Capet, Louis XI, Gonzalve de Cordoue, C��sar Borgia, voil�� les anc��tres de mes doctrines. J'en passe, et des meilleurs, sans parler, bien entendu, de ceux qui sont venus apr��s moi, dont la liste serait longue, et auxquels le Trait�� du Prince n'a rien appris que ce qu'ils savaient d��j��, par la pratique du pouvoir. Qui m'a rendu dans votre temps un plus ��clatant hommage que Fr��d��ric II? Il me r��futait la plume �� la main dans l'int��r��t de sa popularit�� et en politique il appliquait rigoureusement mes doctrines.
Par quel inexplicable travers de l'esprit humain m'a-t-on fait un grief de ce que j'ai ��crit dans cet ouvrage? Autant vaudrait reprocher au savant de rechercher les causes physiques qui am��nent la chute des corps qui nous blessent en tombant;
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