ils sont conduits à un tel résultat. Chaque individu pris séparément vous 
dira qu'il aime infiniment mieux rencontrer un caractère tel que celui de 
Delphine, sensible, imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste, 
habile et froid; et cependant la société ménagera l'un, et poursuivra 
l'autre sans pitié. La raison de ce contraste entre les opinions de chacun 
et de tous, c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de 
l'avantage dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer 
ainsi, des torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise 
imprévoyante; mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir 
de se maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce 
sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans leurs 
relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les convenances 
reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes, quand ils 
s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut imposer. Une 
morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts que peuvent 
avoir les individus et la société, parce que la morale dans sa pureté est
tellement en harmonie avec la nature de l'homme, que les puissans 
comme les foibles, les particuliers comme les corps, les esprits 
médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la respectent. Il 
n'en est pas de même des qualités naturelles; elles ont beaucoup moins 
de régularité que les vertus, et quand elles ne sont pas guidées par des 
principes très-austères, elles causent plus d'ombrage à la foule des gens 
médiocres, que des défauts négatifs, préservateurs de soi-même, mais 
qui ne troublent point cette législation des convenances à l'abri de 
laquelle se reposent les préjugés et les amours-propres. On a dit que 
l'hypocrisie étoit un hommage rendu à la vertu; la société prend cet 
hommage pour elle, et, comme toutes les autorités, elle juge les actions 
des hommes seulement dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi 
dans les caractères d'une franchise remarquable, tels que celui de 
Delphine, dans ces caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours 
pour les témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres, 
une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes. 
Plusieurs essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur 
inspire, et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien 
tromper à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper; mais 
quand il arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un 
caractère inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la 
civilisation en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne, 
si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens. 
Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule pour 
alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de la majorité, 
c'est-à-dire des gens médiocres: lorsque des personnes extraordinaires 
se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du 
mal; et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur. 
Ces vérités générales s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus 
forte encore: il est convenu qu'elles doivent respecter toutes les 
barrières, porter tous les genres de joug; et comme il y auroit de 
l'inconvénient pour le bonheur de la société en général à ce que le plus 
grand nombre des femmes eût des sentimens passionnés ou même des 
lumières très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société 
redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable. 
Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce
caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai 
jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre; mon 
épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense 
qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un esprit 
supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si l'on n'a pas 
une raison aussi puissante que son esprit; et comment avec un coeur 
généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup d'erreurs, si l'on ne se 
soumet pas à toute la rigidité de la morale. Il faut un gouvernail d'autant 
plus fort qu'il y a plus de vent dans les voiles. On demandoit à 
Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse si malheureuse: C'est, 
répondit-il, parce que je n'ai jamais pu lui pardonner d'avoir quitté la 
maison de son père. Je pourrois aussi dire avec vérité que je n'ai pas 
dans mon roman pardonné à Delphine de s'être livrée à son sentiment 
pour un homme marié, quoique ce sentiment soit resté pur. Je ne lui ai 
pas pardonné les imprudences que l'entraînement de son caractère lui a 
fait commettre, et j'ai présenté tous ses revers comme en étant la suite 
immédiate. 
Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de Delphine: 
j'ai    
    
		
	
	
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