De léducation dun homme sauvage | Page 4

Jean Itard
produire quelques idées incohérentes, relatives à ses besoins; toute son existence en un mot une vie purement animale.
Rapportant ensuite plusieurs histoires, recueillies à Bicêtre, d'enfans irrévocablement atteints d'idiotisme, le citoyen Pinel établ?t entre l'état de ces malheureux, et celui que présentait l'enfant qui nous occupe, les rapprochemens les plus rigoureux, qui donnaient nécessairement pour résultat une identité parfaite entre ces jeunes idiots et le sauvage de l'Aveyron. Cette identité menait nécessairement à conclure qu'atteint d'une maladie, jusqu'à présent regardée comme incurable, il n'était susceptible d'aucune espèce de sociabilité et d'instruction. Ce fut aussi la conclusion qu'en tira le citoyen Pinel, et qu'il accompagna néanmoins de ce doute philosophique répandu dans tous ses écrits, et que met dans ses présages celui qui sait apprécier la science du prognostic et n'y voir qu'un calcul plus ou moins incertain de probabilités et de conjectures.
Je ne partageai point cette opinion défavorable; et malgré la vérité du tableau et la justesse des rapprochemens, j'osai concevoir quelques espérances. Je les fondais sur la double considération de la cause, et de la curabilité de cet idiotisme apparent.
Je ne puis passer outre, sans m'appesantir un instant sur ces deux considérations. Elles portent encore sur le moment présent; elles reposent sur une série de faits que je dois raconter, et auxquels je me verrai forcé de mêler plus d'une fois mes propres réflexions.
Si l'on donnait à résoudre ce problême de métaphysique: déterminer quels seraient le degré d'intelligence et la nature des idées d'un adolescent, qui, privé, dès son enfance, de toute éducation, aurait vécu entièrement séparé des individus de son espèce; je me trompe grossièrement, ou la solution du problême se réduirait à ne donner à cet individu qu'une intelligence relative au petit nombre de ses besoins et dépouillée, par abstraction, de toutes les idées simples et complexes que nous recevons par l'éducation, et qui se combinent dans notre esprit de tant de manières, par le seul moyen de la connaissance des signes. Eh bien! le tableau moral de cet adolescent serait celui du sauvage de l'Aveyron; et la solution du problême donnerait la mesure et la cause de l'état intellectuel de celui-ci.
Mais pour admettre encore avec plus de raison l'existence de cette cause, il faut prouver qu'elle a agi depuis nombre d'années, et répondre à l'objection que l'on pourrait me faire et que l'on m'a déjà faite, que le prétendu sauvage, n'était qu'un pauvre imbécille que des parens, dégo?tés de lui, avaient tout récemment abandonné à l'entrée de quelque bois. Ceux qui se sont livrés à une pareille supposition, n'ont point observé cet enfant peu de tems après son arrivée à Paris. Ils auraient vu que toutes ses habitudes portaient l'empreinte d'une vie errante et solitaire: aversion insurmontable pour la société et pour ses usages, nos habillemens, nos meubles, le séjour de nos appartemens, la préparation de nos mets; indifférence profonde pour les objets de nos plaisirs et de nos besoins factices; go?t passionné pour la liberté des champs, si vif encore dans son état actuel, malgré ses besoins nouveaux et ses affections naissantes, que pendant un court séjour qu'il a fait à Montmorenci, il se serait infailliblement évadé dans la forêt, sans les précautions les plus sévères, et que deux fois il s'est échappé de la maison des Sourds-Muets, malgré la surveillance de sa gouvernante; locomotion extraordinaire, pesante à la vérité depuis qu'il porte des chaussures, mais toujours remarquable par la difficulté de se régler sur notre démarche posée et mesurée, et par la tendance continuelle à prendre le trot ou le galop; habitude opiniatre de flairer tout ce qu'on lui présente, même les corps que nous regardons comme inodores; mastication non moins étonnante encore, uniquement exécutée par l'action précipitée des dents incisives, indiquant assez, par son analogie avec celle de quelques rongeurs, qu'à l'instar de ces animaux, notre sauvage ne vivait le plus communément que de productions végétales: je dis le plus communément, car il para?t, par le trait suivant, que dans certaines circonstances il aura fait sa proie de quelques petits animaux, privés de vie. On lui présenta un jour un serin mort, et en un instant l'oiseau fut dépouillé de ses plumes, grosses et petites, ouvert avec l'ongle, flairé et rejeté.
D'autres indices d'une vie entièrement isolée, précaire et vagabonde, se déduisent de la nature et du nombre de cicatrices dont le corps de cet enfant est couvert. Sans parler de celle qu'on voit au-devant du col et dont je ferai mention ailleurs, comme appartenant à une autre cause, et méritant une attention particulière, on en compte quatre sur la figure, six le long du bras gauche, trois à quelque distance de l'épaule droite, quatre à la circonférence du pubis, une sur la fesse gauche, trois à une jambe et deux à l'autre; ce qui fait en somme vingt-trois cicatrices, dont les unes paraissent appartenir
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