De léducation dun homme sauvage | Page 3

Jean Itard
Guiraud et Constant de Saint-Estève, commissaires du Gouvernement, le premier près le canton de St-Afrique, le second près celui de St-Sernin, et par les observations du citoyen Bonaterre, Professeur d'histoire naturelle à l'école centrale du département de l'Aveyron, consignées très en détail dans sa Notice historique sur le Sauvage de l'Aveyron, Paris an 8.
Les espérances les plus brillantes et les moins raisonnées avaient devancé à Paris le Sauvage de l'Aveyron[5]. Beaucoup de curieux se faisaient une joie de voir quel serait son étonnement à la vue de toutes les belles choses de la capitale. D'un autre c?té, beaucoup de personnes, recommandables d'ailleurs par leurs lumières, oubliant que nos organes sont d'autant moins flexibles, et l'imitation d'autant plus difficile, que l'homme est éloigné de la société et de l'époque de son premier age, crurent que l'éducation de cet individu ne serait l'affaire que de quelques mois, et qu'on l'entendrait bient?t donner sur sa vie passée, les renseignemens les plus piquans. Au lieu de tout cela, que vit-on? un enfant d'une malpropreté dégo?tante, affecté de mouvemens spasmodiques et souvent convulsifs, se balan?ant sans relache comme certains animaux de la ménagerie, mordant et égratignant ceux qui [le contrariaient, n'exprimant aucune sorte d'affection pour ceux qui] le servaient; enfin, indifférent à tout et ne donnant de l'attention à rien.
On con?oit facilement qu'un être de cette nature ne d?t exciter qu'une curiosité momentanée. On accourut en foule, on le vit sans l'observer, on le jugea sans le conna?tre, et l'on n'en parla plus. Au milieu de cette indifférence générale, les administrateurs de l'institution nationale des Sourds-et-Muets et son célèbre directeur n'oublièrent point que la société, en attirant à elle ce jeune infortuné, avait contracté envers lui des obligations indispensables, qu'il leur appartenait de remplir. Partageant alors les espérances que je fondais sur un traitement médical, ils décidèrent que cet enfant serait confié à mes soins.
Mais avant de présenter les détails et les résultats de cette mesure, il faut exposer le point d'où nous sommes partis, rappeler et décrire cette première époque, pour mieux apprécier celle à laquelle nous sommes parvenus, et opposant ainsi le passé au présent, déterminer ce qu'on doit attendre de l'avenir. Obligé donc de revenir sur des faits déjà connus, je les exposerai rapidement; et pour qu'on ne me soup?onne pas de les avoir exagérés dans le dessein de faire ressortir ceux que je veux leur opposer, je me permettrai de rapporter ici d'une manière très analytique la description qu'en fit à une société savante, et dans une séance où j'eus l'honneur d'être admis, un médecin aussi avantageusement connu par son génie observateur que par ses profondes connaissances dans les maladies de l'intellectuel.
[5] Si par l'expression de sauvage on a entendu jusqu'à présent l'homme peu civilisé, on conviendra que celui qui ne l'est en aucune manière, mérite plus rigoureusement encore cette dénomination. Je conserverai donc à celui-ci le nom par lequel on l'a toujours désigné, jusqu'à ce que j'aie rendu compte des motifs qui m'ont déterminé à lui en donner un autre.
Procédant d'abord par l'exposition des fonctions sensoriales du jeune sauvage, le citoyen PINEL nous présenta ses sens réduits à un tel état d'inertie, que cet infortuné se trouvait, sous ce rapport, bien inférieur à quelques-uns de nos animaux domestiques; ses yeux sans fixité, sans expression, errant vaguement d'un objet à l'autre, sans jamais s'arrêter à aucun; si peu instruits d'ailleurs, et si peu exercés par le toucher, qu'ils ne distinguaient point un objet en relief d'avec un corps en peinture; l'organe de l'ouie insensible aux bruits les plus forts comme à la musique la plus touchante; celui de la voix réduit à un état complet de mutité, et ne laissant échapper qu'un son guttural et uniforme; l'odorat si peu cultivé qu'il recevait avec la même indifférence l'odeur des parfums et l'exhalaison fétide des ordures dont sa couche était pleine; enfin l'organe du toucher restreint aux fonctions mécaniques de l'appréhension des corps.
Passant ensuite à l'état des fonctions intellectuelles de cet enfant, l'auteur du rapport nous le présenta incapable d'attention, (si ce n'est pour les objets de ses besoins), et conséquemment de toutes les opérations de l'esprit qu'entra?ne cette première, dépourvu de mémoire, de jugement, et d'aptitude à l'imitation, et tellement borné dans les idées même relatives à ses besoins, qu'il n'était point encore parvenu à ouvrir une porte ni à monter sur une chaise pour atteindre les alimens qu'on élevait hors de la portée de sa main; enfin dépourvu de tout moyen de communication, n'attachant ni expression ni intention aux gestes et aux mouvemens de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif présumable d'une tristesse apathique aux éclats de rire les plus immodérés; insensible à toute espèce d'affections morales; son discernement n'était qu'un calcul de gloutonnerie, son plaisir une sensation agréable des organes du go?t, son intelligence la susceptibilité de
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