gagnée par une vieille dame qui tira, bien à contre-coeur, de son sac 
les cinq shillings en gros sols, encore y manquait-il un penny; mais ce 
fut en vain qu'on perdit son temps et son arithmétique à en convaincre 
la vieille dame. Le fait est que tout le monde vous dira dans le pays 
qu'elle ne s'est pas noyée, et qu'elle a eu le bonheur de mourir 
victorieusement dans son lit à quatre-vingt- douze ans. On m'a raconté 
que, jusqu'à son dernier soupir, elle s'est vantée de n'avoir jamais 
traversé l'eau, que sur un pont: souvent en buvant son thé (occupation 
qui lui plaisait fort), elle s'emportait contre l'impiété de ces marins et de 
ces voyageurs qui ont la présomption d'aller «vagabonder» au loin. En 
vain on lui représentait que sans cette coupable pratique, on manquerait 
de bien de petites douceurs, peut-être même de thé. Elle répliquait d'un 
ton toujours plus énergique et avec une confiance toujours plus entière 
dans la force de son raisonnement: 
«Non, non, pas de vagabondage.» 
Mais pour ne pas nous exposer à vagabonder nous-même, revenons à 
ma naissance. 
Je suis né à Blunderstone, dans le comté de Suffolk ou dans ces 
environs-là, comme on dit. J'étais un enfant posthume. Lorsque mes 
yeux s'ouvrirent à la lumière de ce monde, mon père avait fermé les 
siens depuis plus de six mois. Il y a pour moi, même à présent, quelque 
chose d'étrange dans la pensée qu'il ne m'a jamais vu; quelque chose de 
plus étrange encore dans le lointain souvenir qui me reste des jours de 
mon enfance passée non loin de la pierre blanche qui recouvrait son 
tombeau. Que de fois je me suis senti saisi alors d'une compassion 
indéfinissable pour ce pauvre tombeau couché tout seul au milieu du 
cimetière, par une nuit obscure, tandis qu'il faisait si chaud et si clair 
dans notre petit salon! il me semblait qu'il y avait presque de la cruauté 
à le laisser là dehors, et à lui fermer si soigneusement notre porte. 
Le grand personnage de notre famille, c'était une tante de mon père, par 
conséquent ma grand'tante à moi, dont j'aurai à m'occuper plus loin, 
miss Trotwood ou miss Betsy, comme l'appelait ma pauvre mère, 
quand elle parvenait à prendre sur elle de nommer cette terrible
personne (ce qui arrivait très-rarement). Miss Betsy donc avait épousé 
un homme plus jeune qu'elle, très-beau, mais non pas dans le sens du 
proverbe: «pour être beau, il faut être bon.» On le soupçonnait 
fortement d'avoir battu miss Betsy, et même d'avoir un jour, à propos 
d'une discussion de budget domestique, pris quelques dispositions 
subites, mais violentes, pour la jeter par la fenêtre d'un second étage. 
Ces preuves évidentes d'incompatibilité d'humeur décidèrent miss 
Betsy à le payer pour qu'il s'en allât et pour qu'il acceptât une 
séparation à l'amiable. Il partit pour les Indes avec son capital, et là, 
disaient les légendes de famille, on l'avait rencontré monté sur un 
éléphant, en compagnie d'un babouin; je crois en cela qu'on se trompe: 
ce n'était pas un babouin, on aura sans doute confondu avec une de ces 
princesses indiennes qu'on appelle Begum. Dans tous les cas, dix ans 
après on reçut chez lui la nouvelle de sa mort. Personne n'a jamais su 
quel effet cette nouvelle fit sur ma tante: immédiatement après leur 
séparation, elle avait repris son nom de fille, et acheté dans un hameau, 
bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle était allée s'établir. 
Elle passait là pour une vieille demoiselle qui vivait seule, en 
compagnie de sa servante, sans voir âme qui vive. 
Mon père avait été, je crois, le favori de miss Betsy, mais elle ne lui 
avait jamais pardonné son mariage, sous prétexte que ma mère n'était 
«qu'une poupée de cire.» Elle n'avait jamais vu ma mère, mais elle 
savait qu'elle n'avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais 
miss Betsy. Il avait le double de l'âge de ma mère quand il l'épousa, et 
sa santé était loin d'être robuste. Il mourut un an après, six mois avant 
ma naissance, comme je l'ai déjà dit. 
Tel était l'état des choses dans la matinée de ce mémorable et important 
vendredi (qu'il me soit permis de le qualifier ainsi). Je ne puis donc pas 
me vanter d'avoir su alors tout ce que je viens de raconter, ni d'avoir 
conservé aucun souvenir personnel de ce qui va suivre. 
Mal portante, profondément abattue, ma mère s'était assise au coin du 
feu qu'elle contemplait à travers ses larmes; elle songeait avec tristesse 
à sa propre vie et à celle du pauvre petit orphelin qui allait être accueilli 
à son arrivée dans un monde peu charmé de le recevoir, par quelques
paquets d'épingles de mauvais augure prophétiques, déjà préparées 
dans un tiroir de sa chambre; ma mère,    
    
		
	
	
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