Cymbeline | Page 9

William Shakespeare
ce qu'il
paraît une jeune Française restée dans son pays; il pousse de profonds
soupirs, comme la flamme d'une fournaise; pendant que le joyeux
Anglais (votre époux, veux-je dire) rit aux éclats et s'écrie: «Comment
mes côtes y résisteront-elles, lorsqu'on songe que l'homme, qui sait par
l'histoire, par tous les récits, par sa propre expérience, ce qu'est la
femme et ce qu'il lui est impossible de ne pas être, va languir en livrant
ses heures de liberté à un esclavage volontaire!»
IMOGÈNE.--Est-ce que mon époux dit cela?
IACHIMO.--Oui, madame, en riant jusqu'aux larmes. C'est un
amusement que de se trouver là, et de le voir se moquer du Français.
Mais le ciel sait qu'il est des hommes qui sont bien blâmables.
IMOGÈNE.--Ce n'est pas lui, j'espère?
IACHIMO.--Lui? Non. Cependant il devrait recevoir avec plus de
reconnaissance les bontés du ciel envers lui: il y a en lui et en
vous,--que je regarde comme son bien au-dessus de toutes les
richesses;--oui, il y a pour moi des motifs d'admirer et en même temps
de plaindre.
IMOGÈNE.--Et qui plaignez-vous, seigneur?
IACHIMO.--Deux créatures du fond du coeur.
IMOGÈNE.--Suis-je une des deux, seigneur? Vous me regardez; quel
ravage discernez-vous en moi qui mérite votre pitié?
IACHIMO.--C'est lamentable! Quoi? Fuir le soleil radieux et se plaire
dans un cachot auprès d'une chandelle!
IMOGÈNE.--Je vous prie, seigneur, énoncez plus clairement vos

réponses à mes questions? Pourquoi me plaignez-vous?
IACHIMO.--Parce que d'autres, j'allais le dire, jouissent de votre...;
mais c'est l'office des dieux d'en tirer vengeance, et ce n'est pas le mien
de parler.
IMOGÈNE.--Vous paraissez savoir quelque chose qui me concerne ou
qui m'intéresse. Je vous prie, parlez: puisque soupçonner que les choses
vont mal fait souvent plus souffrir que la certitude qu'il en est ainsi; les
faits certains sont au-dessus des remèdes, ou bien connus à temps on
peut y appliquer le remède. Ah! découvrez-moi ce secret qui vous
pousse à parler et que vous retenez.
IACHIMO.--Si j'avais cette joue pour y reposer mes lèvres; cette main
dont le toucher, le seul toucher devrait forcer un homme au serment de
fidélité; si je possédais cet objet qui captive les regards errants de mes
yeux et les tient attachés sur lui seul; irais-je souiller ma bouche,
comme un réprouvé, sur des lèvres aussi publiques que les degrés qui
conduisent au Capitole; presserais-je de mes mains des mains flétries
par le travail, et plus encore par des parjures journaliers; si j'allais fixer
mes regards sur des yeux, sur des yeux abjects et ternes comme la lueur
opaque de ces flambeaux que nourrit un suif fétide, ne serait-il pas bien
juste que tous les fléaux de l'enfer punissent une fois une telle trahison?
IMOGÈNE.--Mon seigneur, je le crains, a oublié la Bretagne.
IACHIMO.--Et lui-même. Ce n'est pas mon penchant qui me porte à
vous éclairer, à révéler la bassesse de son changement, ce sont vos
grâces qui, du fond de ma conscience muette, attirent malgré moi sur
mes lèvres cet aveu.
IMOGÈNE.--Je ne veux pas en entendre davantage.
IACHIMO.--O chère âme, votre sort touche mon coeur d'une pitié qui
me fait mal. Une princesse aussi belle et née dans la puissance, qui
doublerait la grandeur du plus grand roi, être ainsi associée avec de
viles créatures louées avec l'argent même que fournissent vos coffres;
avec d'infâmes aventurières, qui, pour de l'or, jouent avec tous les maux

dont la corruption souille la nature; pestes contagieuses, qui pourraient
empoisonner le poison; vengez-vous, ou celle qui vous porta n'était pas
reine, et vous dégénérez de votre illustre origine.
IMOGÈNE.--Me venger! et comment me venger? Si ce récit est vrai,
car je porte un coeur qui doit craindre de se laisser trop vite abuser par
mes deux oreilles; si ce récit est vrai, comment pourrais-je me venger?
IACHIMO.--Quoi! vous ferait-il vivre comme une vestale de Diane
entre des draps glacés, tandis qu'il se livre à de capricieuses prostituées,
au mépris de votre personne, aux dépens de votre bourse? Vengez-vous.
Je me consacre à votre bon plaisir. Amant plus noble que ce déserteur
de votre lit, je resterai fidèle à votre tendresse, toujours discret et
toujours constant.
IMOGÈNE.--Holà! Pisanio!
IACHIMO.--Souffrez que je jure sur vos lèvres mon dévouement.
IMOGÈNE.--Va-t'en!--J'en veux à mes oreilles de t'avoir écouté si
longtemps. Si tu avais de l'honneur, tu m'aurais fait ce récit par vertu, et
non pour la fin que tu te proposes, aussi basse qu'étrange! Tu outrages
un gentilhomme qui est aussi loin de ta calomnie que tu l'es de
l'honneur, et tu tentes de séduire ici une femme qui te méprise comme
le démon. Holà! Pisanio!... Le roi mon père sera instruit de ton audace;
s'il trouve bon qu'un étranger téméraire marchande à sa cour comme
dans une mauvaise maison de Rome, et nous dévoile ses brutales
pensées, il a une cour dont il ne se soucie
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 46
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.