connaissais cette expression, j'y devinais je ne sais 
quelle conversation muette avec un autre que moi, et, sans qu'elle eût 
besoin de me faire un signe, je rentrais dans le silence et je respectais sa 
lecture. 
Ses lèvres articulaient à peine un léger et imperceptible mouvement; 
mais ses yeux tour à tour baissés sur la page ou levés vers le ciel, la 
pâleur et la rougeur alternative de ses joues, ses mains qui se joignaient 
quelquefois en déposant pour un moment le livre sur ses genoux, 
l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui se révélait à moi par une 
respiration plus forte qu'à l'ordinaire, tout me faisait conclure, dans mon 
intelligence enfantine, qu'elle disait à ce livre ou que ce livre lui disait 
des choses inentendues de moi, mais bien intéressantes, puisqu'elle, 
habituellement si indulgente à nos jeux et si gracieuse à nous répondre, 
me faisait signe de ne pas interrompre l'entretien silencieux! 
VI. 
Je compris ainsi à demi qu'il existait par ces livres, sans cesse feuilletés
sous ses mains pieuses le matin et le soir, je ne sais quelle littérature 
sacrée, par laquelle, au moyen de certaines pages qui contenaient sans 
doute des secrets au-dessus de mon âge, celui qu'on me nommait le bon 
Dieu s'entretenait avec les mères, et les mères s'entretenaient avec le 
bon Dieu. Ce fut mon premier sentiment littéraire; il se confondit dans 
ma pensée avec ce je ne sais quoi de saint qui respirait sur le front de la 
sainte femme, quand elle ouvrait ou qu'elle refermait ces mystérieux 
volumes. 
VII. 
Bientôt les premières études de langues commencées sans maître dans 
la maison paternelle, puis les leçons plus sérieuses et plus disciplinées 
des maîtres dans les écoles, m'apprirent qu'il existait un monde de 
paroles, de langues diverses; les unes qu'on appelait mortes, et qu'on 
ressuscitait si laborieusement pour y chercher comme une moelle 
éternelle, dans des os desséchés par le temps; les autres qu'on appelait 
vivantes, et que j'entendais vivre en effet autour de moi. 
Je passe sur ces rudes années où les enfants voudraient qu'il n'y eût pas 
d'autre langue que celle qu'ils balbutient, entrecoupée de baisers, sur le 
sein de leurs nourrices ou sur les genoux de leurs mères. Ces années 
furent plus amères pour moi peut-être que pour un autre; plus le nid est 
doux sur l'arbre et sous l'aile de la mère, plus l'oiseau déteste les 
barreaux de la cage où on lui siffle des airs empruntés qu'il doit répéter 
sans les comprendre. 
Cependant, malgré la dureté de l'apprentissage, je commençais à 
trouver de temps en temps un plaisir sévère à ces récits pathétiques, à 
ces belles pensées qu'on nous faisait exhumer mot à mot de ces langues 
mortes; un souffle harmonieux et frais en sortait de temps en temps, 
comme celui qui sort d'un caveau souterrain muré depuis longtemps et 
dont on enfonce la porte. Une image champêtre ou un sentiment 
pastoral de Virgile, une strophe gracieuse d'Horace ou d'Anacréon, un 
discours de Thucydide, une mâle réflexion de Tacite, une période 
intarissable et sonore de Cicéron, me ravissaient malgré moi vers 
d'autres temps, d'autres lieux, d'autres langues, et me donnaient une 
jouissance un peu âpre mais enfin une jouissance précoce, de ce qui
devait enchanter plus tard ma vie. C'était, je m'en souviens, comme une 
consonnance encore lointaine et confuse, mais comme une 
consonnance enfin, entre mon âme et ces âmes qui me parlaient ainsi à 
travers les siècles. 
VIII. 
De ce jour la littérature, jusque-là maudite, me parut un plaisir un peu 
chèrement acheté, mais qui valait mille fois la peine qu'on nous 
imposait pour l'acquérir. 
Les années austères de ces études s'écoulèrent ainsi. Les premiers 
essais de composition littéraire, qu'on nous faisait écrire en grec, en 
latin, en français, ajoutèrent bientôt à ce plaisir passif le plaisir actif de 
produire nous-même, à l'applaudissement de nos maîtres et de nos 
émules, des pensées, des sentiments, des images, réminiscences plus ou 
moins heureuses des compositions antiques qu'on nous avait appris à 
admirer. Je me souviens encore du premier de ces essais descriptifs, qui 
me valut à mon tour l'approbation du professeur et l'enthousiasme de 
l'école. 
On nous avait donné pour texte libre et vague une description du 
printemps à la campagne. Le plus grand nombre de mes condisciples 
était né et avait été élevé dans les villes; il ne connaissait le printemps 
que par les livres. Leur composition un peu banale était pleine des 
images, des Bucoliques, des ruisseaux, des troupeaux, des oiseaux, des 
bergers assis sous des hêtres et jouant des airs champêtres sur leurs 
chalumeaux, des prairies émaillées de fleurs sur lesquelles voltigeaient 
des nuées d'abeilles et de papillons. Tous ces printemps étaient italiens 
ou grecs; ils se ressemblaient les uns les autres, comme le même visage 
répété par vingt miroirs différents. 
J'avais été élevé à la campagne, dans    
    
		
	
	
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