idée de 
cette terre que ce qui en était contenu pour moi dans cet étroit horizon; 
j'y vivais renfermé entre deux ou trois monticules, où les chèvres et les 
moutons montaient le matin avec les enfants, et d'où ils redescendaient 
le soir au village pour donner leur lait aux mères. 
III. 
Ce monde était bien petit, même pour un petit enfant; mon intelligence 
commençait à se développer avec l'âge, et à s'interroger sur ce qui était 
derrière la montagne. Quand j'y montais jusqu'au sommet avec les 
autres enfants du hameau pour suivre les chèvres, je n'apercevais que 
trois ou quatre villages à peu près semblables, qui tachaient de blanc le 
pied d'autres collines pareilles, ou qui fumaient le soir dans le bleu du 
firmament. 
Cependant ma mère, femme supérieure et sainte, épiait jour à jour ma 
pensée, pour la tourner à sa première apparition vers Dieu, comme on 
épie le ruisseau à sa source pour le faire couler vers le pré où l'on veut 
faire reverdir l'herbe nouvelle. Elle m'enseignait à lire et à former une à 
une ces lettres mystérieuses qui en s'assemblant composent la syllabe, 
puis, en rassemblant encore davantage, le mot; puis, en se coordonnant 
d'après certaines règles, la phrase; puis, en liant la phrase à la phrase, 
finissent par produire, ô prodige de transformation! la pensée. 
Comment s'opère cette transformation d'un trait de plume matérielle, 
sur un morceau de matière blanche, appelée papier, en une substance 
immatérielle et tout intellectuelle, appelée pensée? Et qu'est-ce que la
pensée elle-même, étrangère aux sens et jaillissant des sens comme 
l'étincelle du caillou pour illuminer la nuit? Il faut le demander à celui 
qui a créé la matière et l'intelligence, et qui, par un phénomène dont il 
s'est réservé le mystère, et pour un dessein divin comme lui, a donné à 
cette pensée et à cette matière l'apparence d'une même substance, en 
leur donnant l'impossibilité d'une même nature. Dieu seul sait les 
secrets de Dieu: aucun autre être ne pourrait ni les concevoir ni les 
garder. La jonction de la matière et de l'âme dans l'homme, la 
transformation apparente des sens en intelligence, et de l'intelligence en 
matière, est le plus étonnant, et sans doute le plus saint de ses secrets. Il 
faut admettre le phénomène, car il est évident; il ne faut pas l'expliquer, 
car il est surhumain. On devrait décrire sur le frontispice de toutes les 
sciences physiques ou métaphysiques, à la borne des choses explicables. 
«Arrêtez-vous là; vous êtes au bord de l'abîme! Contemplez! admirez! 
adorez! n'expliquez pas! Vous touchez là au grand secret! On 
n'escalade pas la pensée de Dieu! Le vers du Dante devrait être inscrit 
sur la nature physique comme sur la nature morale: VOUS QUI 
TOUCHEZ À CES LIMITES, LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE DE 
LES DÉPASSER. 
IV. 
Quoi qu'il en soit, je commençais à penser et à comprendre que d'autres 
autour de moi pensaient plus que moi; je commençais même à 
comprendre non la nature, mais le fait de cette transformation en 
pensée des caractères matériel qu'on me faisait tracer ou lire, et la 
transformation de cette pensée en caractères, c'est-à-dire en livres. Mes 
premiers respects pour le livre, milieu surhumain où s'opère ce 
phénomène, me vinrent d'où vient toute révélation aux enfants, de leur 
mère. 
La mienne avait la piété d'un ange dans le coeur et l'impressionnabilité 
d'une femme sur les traits. Son visage, où la beauté de ses traits et la 
sainteté de ses pensées luttaient ensemble, comme pour s'accomplir 
l'une par l'autre, me donnait, bien plus encore qu'un livre, le spectacle 
de cette transformation presque visible de l'intelligence en expression 
physique, et de l'expression physique en intelligence. C'est ce qu'on
appelle physionomie, chose que l'on définit toujours, parce qu'on n'est 
jamais parvenu à la définir. La physionomie est en effet le phénomène 
lui-même visible, mais toujours mystère: l'âme dans les traits et les 
traits dans l'âme. L'homme peut voir là, plus que partout ailleurs, 
l'union de la matière et de l'esprit; mais définir dans la physionomie ce 
qui est de la matière et ce qui est de l'esprit, la nature nous en défie; 
c'est la limite où les deux natures se confondent: on adore et on 
s'anéantit. 
V. 
Je voyais donc ma mère, soit le dimanche après les cérémonies du 
matin, dans le loisir de sa chambre éclairée du plein soleil, soit les 
autres jours de la semaine, le soir quand elle avait déposé l'aiguille, je 
la voyais prendre sur une tablette, à côté de son lit, un volume de 
dévotion qui lui venait de sa mère. Sa physionomie, ordinairement si 
ouverte et si répandue sur tous ses traits, changeait tout à coup 
d'expression; elle se recueillait, comme la lueur d'une lampe quand on 
la couvre de la main contre le vent, pour l'empêcher de vaciller çà et là 
et de s'éteindre. Je    
    
		
	
	
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